Mes amis du regroupement des artistes pour la paix, l’APLP, m’ont fait l’amitié en décembre 2013 de m’inviter à rejoindre leur conseil d’administration. Le 14 février, lors de la célébration du trentième anniversaire du regroupement, j’ai eu le plaisir de rendre hommage à Dominique Blain, une grande artiste dont l’engagement dans l’actualité, l’originalité et la force d’expression convainquent immédiatement. Le mode interrogatif, plutôt que partisan dénonciateur, de ses images photographiques, de ses constats, (objets, installations), qui favorise la réflexion critique personnelle du public, rejoint mes options personnelles de l’art sociologique pour prioriser la dimension éthique de l’art et y soumettre l’esthétique. J’ai donc beaucoup apprécié que Pierre Jasmin, le grand manitou de l’APLP, me confie cet hommage, que je veux prolonger ici en reproduisant une oeuvre emblématique de Dominique Blain:
Dominique Blain, le tapis à motif de mines antipersonnelles (2001-2012) dans le bureau ovale de la Maison Blanche
Les catégories bloquent la liberté de penser et d’agir. Ce ne sont que des tiroirs pour les obsédés de classification ; ou des territoires institutionnels et corporatifs. Pourquoi n’aurait-on pas le droit d’être boulanger musicien ? Cela ferait-il du mauvais pain ? De la mauvaise musique ? Rendons à Aristote et à César leur dû, puis transgressons joyeusement les prétendues frontières du savoir et des idées, qui ne sont que des conventions sociales. J’opte sans limite pour un art philosophique. L’aventure est d’autant plus excitante que les grands philosophes traditionnels ont toujours opposé la « recherche de vérité » de la philosophie aux illusions de l’art. Platon traitait l’artiste de menteur et Hegel voyait dans l’art un état inférieur de la Raison qui devait dans les étapes progressives de l’Histoire de l’Esprit, comme la religion, laisser place désormais à la philosophie. Cette opposition ingénue a prévalu constamment au nom du rationalisme contre l’irrationalisme. Il est vrai que l’esthétique est devenue une part importante de la philosophie, notamment avec Hegel, Kant, Schelling, mais l’idée commune qui s’est imposée a été de concevoir l’art et la philosophie comme deux pôles opposés de l’activité humaine, l’un rigoureux, abstrait, rationnel, déductif, universel, austère, l’autre du côté de l’imagination, donc de l’irrationnel, de la sensibilité, du non conceptuel, de la fantaisie individuelle. Il s’agirait de deux hémisphères du cerveau, qui ne sauraient être dans la même tête. C’est sans doute Chenavard, au XIXe siècle, qui a lancé le premier l’idée d’un « art philosophique ». On l’aurait oublié si Baudelaire n’en avait pas repris l’idée (Documents posthumes), mais pour s’en moquer comme d’une attitude de la plus grande médiocrité. Il n’y voit qu’« un retour vers l’imagerie nécessaire à l’enfance des peuples ». Cependant Nietzsche a été beaucoup plus audacieux. Tout en opposant Apollon et Dionysos, il ose revendiquer une attitude de « philosophe-artiste » et affirme de façon provocatrice que « l’art est une valeur supérieure à la vérité ». « Heureusement que nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité », ajoute-t-il. L’idée n’a pas été prise en compte par les mouvements artistiques, et encore moins par les philosophes, jusqu’à ce que, dans les années 1970-80, plusieurs artistes créent l’art conceptuel et que Joseph Kossuth pose la question de « l’art après la philosophie – Art after Philosophy ». De même, le groupe Art Language aborde la sémiotique et la linguistique, Ian Wilson propose, en tant qu’artiste, des « dialogues philosophiques » à ses collectionneurs. En Allemagne, Joseph Beuys fonde une « Université libre – Freie Universität », mais c’est étonnamment en renonçant à l’art au nom de la pédagogie. En France, en fondant l’art sociologique, au début des années 1970, j’ai revendiqué l’importance d’une pratique philosophique de l’art, qui serait « socio-pédagogique », et développerait une « esthétique interrogative » (L’art comme pratique philosophique, Cahiers de l’Ecole sociologique interrogative N°1, 1980). Par la suite, des écrivains comme Jean-Noël Vuarnet ou Mario Borillo ont relancé le débat. J’y suis revenu aussi en consacrant à l’artiste québécois Denys Tremblay en 2009 un chapitre intitulé L’artiste philosophe (Un roi américain, édition vlb). Puis en 2010 dans L’Avenir de l’art, j’ai affirmé que « contrairement à la prophétie hégélienne, l‘art devient de plus en plus philosophique. L’art occidental pense le monde, son propre sens et celui de l‘aventure humaine » et « l’éthique inspirera de plus en plus l’esthétique ». Plus qu’un mouvement artistique constitué, l’art philosophique sera de plus en plus une tendance forte, transversale, qui s’exprimera diversement selon les styles et les médias. Il semble qu’en se liant aux débats de société et en constatant un certain épuisement de la recherche esthétique pour elle-même, les artistes du XXIe siècle deviennent davantage des artistes d’idées, qui assument plus explicitement le rôle conceptuel de l’esprit dans la création artistique, renouant avec cette affirmation célèbre de Léonard de Vinci : l’art est cosa mentale. Hervé Fischer ————————————— Frédéric Nietzsche, Naissance de la tragédie, 1886 Mario Borillo, Approches cognitives de la création artistique, édition Pierre Mardaga, 2005 Hervé Fischer, L’avenir de l’art, (édition VLB, 2010) Hervé Fischer, Un roi américain, édition VLB, 2009 Jean-Noël Vuarnet, Le philosophe-artiste, édition Leo Scherer, 2004
De la philosophie, l’art a beaucoup à gagner en s’en inspirant et en développant une esthétique interrogative. Dans l’art, la philosophie trouvera son renouvellement et une source inépuisable de questionnements. hf
Voici les dix arabesques et six divergences qui résument « L’avenir de l’art », publié par vlb à Montréal en mai 2010 et en vente en France depuis novembre.
Parking. Parade du grand chambardement. Feu d’artifice. Le parterre participe sans parcimonie: L’art, c’est l’air de la liberté. Incarnons la charade. Arrêtons les gardiens et parcourons les arabesques artisanales. Sans égard aux argousins du mitard, brandissons les divergences ! Les otaries sarcastiques des eaux taries parties, les martyrs de l’archaïsme s’arment sans parjure ni désarroi. Larguons dare-dare les amarres et embarquons. Harponnons ce bâtard de hasard sans retard ! Gare aux guépards sarcastiques ! Le regard hagard, la divine diva vagit sur le divan, la boîte à bois aboie, le chat chatte. Les théories sont des fabulations fatales ou créatrices. L’art s’en moque, la philosophie s’en rit. Adieu ! Vive l’art ! Changeons les mythes de l’avenir.
Première arabesque Contrairement aux dénonciations d’un art qui serait devenu n’importe quoi, l’art postmoderne a fait preuve depuis une cinquantaine d’années d’une grande créativité, d’une liberté foisonnante, d’une lucidité critique, et d’une morbidité légitime face à la crise de la civilisation occidentale.
Deuxième arabesque Loin de disparaître, l’art, en explorant jusqu’à la lie les expressions du désenchantement général, nous fait prendre conscience de l’urgence d’une sortie de crise et d’un rebondissement de notre aventure humaine.
Troisième arabesque La fin de l’hégémonie occidentale, confrontée à la Tour de Babel de la diversité des cultures, nous annonce un renouvellement thématique et stylistique majeur de l’art de demain.
Quatrième arabesque Tout art est et demeurera iconique, le cinéma comme la peinture. L’image fixe gardera plus que jamais son pouvoir matriciel pictural et métaphorique, surtout dans un monde que le mouvement et la vitesse exposent à l’instabilité et à sa propre perte de sens.
Cinquième arabesque Les arts numériques ont la même importance que la peinture ou la sculpture, mais ils ne peuvent légitimement prétendre au monopole artistique qu’ils revendiquent. Multimédias, mais condamnés à l’éphémérité, ils ne perdurent qu’en se remplaçant constamment.
Sixième arabesque Les arts scientifiques réactualisent le lien ancien entre art et science pour explorer la nouvelle cosmogonie de l’âge du numérique. Ils s’impliquent dans les débats de société que suscite l’avancée de la technoscience aux limites de la science-fiction. Ils constituent l’une des tendances principales de l’avenir de l’art.
Septième arabesque Au fur et à mesure qu’on enterrera les dieux, l’art remplacera la religion et deviendra laïc.
Huitième arabesque L’efficacité de la peinture, tant au niveau de la création iconique, que de ses modes de production, de la diffusion et de la pérennité des œuvres est difficile à battre.
Neuvième arabesque Contrairement à la prophétie hégélienne, l’art devient de plus en plus philosophique. L’art occidental pense le monde, son propre sens et celui de l’aventure humaine. Il est caractérisé par son style interrogatif.
Dixième arabesque L’art ne reflète pas seulement la réalité. Il construit notre perception du monde et notre propre image. Le temps de l’art postmoderne est clos. L’avenir de l’art n’est plus de fonder une Histoire, mais de l’espoir. L’art changera le monde.
Première divergence Nous devrons construire un nouveau dialogue entre médias traditionnels et nouveaux et instaurer des beaux-arts numériques.
Deuxième divergence L’éthique se développera paradoxalement avec le progrès de la technologie.
Troisième divergence L’éthique inspirera l’esthétique.
Quatrième divergence Le retour de la peinture, à condition qu’elle actualise ses thèmes, s’impose paradoxalement à l’âge du numérique.
Cinquième divergence L’historicisme est anecdotique et ne figurera dans aucune des histoires de l’art futures, qui seront divergentes.
Sixième divergence À l’opposé des arts numériques qui semblent dominer, mais qui tendront à se diluer dans les mass médias de divertissement, les arts du XXIe seront de plus en plus sociocritiques.
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