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NOUVELLE NATURE

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Le manifeste de 2008 sur la « nouvelle nature » qui a donné son titre à mon exposition au musée d’art moderne de Céret, qu’on retrouvera dans le catalogue, mais aussi dont j’ai repris les idées à plusieurs reprises, dans mon blog de l’Observatoire international du numérique sous les vocables d’hypernature, ou de nouvelle naturalité*:

Deux des paramètres les plus déterminants de notre sensibilité contemporaine, en ce début de XXIe siècle, sont certainement l’économie et l’écologie. Et ils ont convergé dans l’exploration et l’interprétation de notre cosmogonie, qui est devenue numérique, après avoir été animiste, providentielle, organique et mécanique. Tel est le changement d’image du monde qui s’impose aux artistes actuels.

Mais de quel art pourra-t-il s’agir? Nous avons déjà exploré notre rapport à la nature dans la peinture de paysage, la sculpture environnementale, le land art, ou des performances écologiques, panthéistes, sociologiques, ou dénonciatrices. Les artistes négligent le thème de l’économie, jugée à tort inesthétique et triviale, mais ils ne peuvent bouder plus longtemps l’écologie. Celle-ci a certes motivé l’engagement politique de nombreux artistes, mais pas l’exploration de son nouveau langage. Or c’est l’écologie aujourd’hui, qui détermine de plus en plus notre conscience et notre perception de la nature, et qui nous sensibilise aux causes et aux effets des bouleversements climatiques. Or l’écologie est une science, dont les modes de représentation numérique suggèrent une nouvelle expressivité artistique de la nature et une nouvelle esthétique.
Les romantiques ont inventé le sentiment de la nature. Les peintres impressionnistes ont découvert le plein air, la composition des paysages, la lumière naturelle et la synthèse visuelle des couleurs pures. Mais ce n’est plus la destruction de l’espace optique, en perspective euclidienne, au bénéfice d’une arabesque, qui appellera l’attention des paysagistes numériques. Notre vision actuelle de la nature s’élabore selon d’autres structures, qui sont des courbes de variations quantitatives. L’architecture numérique de notre image du monde se construit aujourd’hui en diagrammes, en déploiements ondulatoires, en fréquences radio, en mouvements de particules, selon la dynamique des fluides et les lois de la probabilité. La connaissance des causes et des effets des phénomènes naturels est constituée désormais de fichiers informatiques. L’analyse des facteurs physiques, chimiques, biologiques, humains de notre environnement trouve son expression dans des modélisation, des simulations, des prévisions, qui relèvent désormais d’algorithmes écologiques. C’est là aussi que l’évolution des biomasses et les variations des gaz à effet de serre, de l’ozone, de la fonte des glaces polaires, du plancton, selon les températures et les cycles, peuvent être suivies et interprétées. Les déplacements et la teneur des polluants, les courbes des températures océanographiques, des champs électromagnétiques, des zones de désertification, les migrations animales, les déforestations, les croissances démographiques et urbaines, les niveaux d’eau des océans sont autant de paramètres qui modèlent nos paysages, nos environnements, notre géographie humaine, la météorologie de nos vies quotidiennes et provoquent maintes catastrophes naturelles de plus en plus tragiques.
Ce ne sont plus les vibrations chromatiques éphémères, si chères aux Impressionnistes, qui importent aujourd’hui. Ce n’est plus la complémentarité des couleurs et les lois chromatiques de Chevreul. Car c’est en fausses couleurs, déterminées par des codes de stricte lisibilité, que notre nouvelle naturalité ou (hypernature) s’affiche aujourd’hui sur nos écrans cathodiques. Les impressionnistes ont détruit les conventions classiques du clair-obscur et de la vraisemblance. Mais nous avons réinstitué aujourd’hui de nouvelles conventions, soumises à des codes internationaux de normalisation, qui sont celles de l’imagerie scientifique. Elles ne relèvent même plus d’une symbolique religieuse. À l’opposé de toute subjectivité psychologique, de toute rébellion individualiste, de toute sentimentalité, elles sont plus rigides et transculturelles que jamais. Elles visent seulement la commodité utilitaire, signalétique d’un langage sans ambiguïté.
Nous ne nous intéressons plus, non plus, au relativisme de nos perceptions qu’explorèrent les Cubistes. Nos images de la nature sont scientifiques. Elles sont basées sur des mesures et des relevés statistiques. Elles sont le pur produit de nos appareils électroniques et de nos programmes informatiques. Elles renouent donc, à l’opposé du langage subjectif des Cubistes, avec les mathématiques qui furent la base, au Quattrocento, de notre perception optique de la nature et de l’invention de la perspective géométrique. Elles visent plus que tout, à nouveau, l’objectivité.
Une attitude demeure cependant commune aux artistes impressionnistes et à ceux qui s’engageront dans l’art éconumérique : une attitude politique. Les Impressionnistes sont fils de la Révolution française. Opposés aux aristocrates et aux bourgeois qui défendaient le néo-classicisme, ils se sont identifiés au peuple, celui des paysans et des ouvriers. Ils ont représenté la vie quotidienne des gens ordinaires. Ils furent sensibles aux nouvelles théories socialistes et anarchistes. Ils soutinrent la révolte des Communards. Ils avaient des préoccupations à la fois esthétiques et politiques. Il en sera de même des artistes éconumériques. Non seulement l’écologie nous donne accès à une nouvelle lisibilité des phénomènes de la nature, mais elle suscite aussi une prise de conscience des effets pervers de notre économisme obsessif et de la logique abusive de nos sociétés de consommation.
Cependant, ce n’est plus l’expression des joies populaires du plein air ou de la souffrance des prolétaires qui retient notre attention. C’est beaucoup plus l’appauvrissement des sols, et la pollution de l’air, parce qu’elles créent la pauvreté et la souffrance des hommes. Ce sont les OGM et les monocultures qui ruinent l’agriculture alimentaire. Ce sont les gaz à effet de serre qui déclenchent des bouleversements climatiques et des catastrophes humaines. Ce sont les déversements de polluants, la contamination de notre alimentation industrielle, qui tuent, et qui vont diminuer sans doute à nouveau notre espérance de vie, au moment où elle aurait pu s’accroître encore. Ce ne sont plus nos technologies numériques, mais nos logiques économiques néo-libérales, qui désormais ravagent de plus en plus notre planète et détruisent les fragiles équilibres écologiques dont dépend notre survie. L’engagement écologique implique la dénonciation du cynisme économique.
Voilà donc tout un défi pour les artistes actuels : découvrir notre nouvelle image du monde, économique et écologique; explorer sa nature numérique, et inventer les langages artistiques qui pourront exprimer notre nouvelle sensibilité. Plusieurs artistes ont déjà abordé significativement ces thèmes en élaborant des installations interactives et ludiques, en exposant des jardins contrôlés à distance par internet, ou en concevant des environnements miniaturisés célébrant une nature artificielle. Ce fut une étape. Mais c’est désormais en vraie grandeur, à l’échelle de la planète, que se situent les problématiques écologiques. Nous n’en sommes plus au jardin des curiosités, au gadget-robot, mais nous touchons à l’architecture planétaire.
Le défi est spécifique à l’âge du numérique. Pourtant, il demeure comparable à celui que relevèrent jadis les Impressionnistes, esthétique et politique. Et de même que les sensations de lumière et la conscience politique n’étaient pas dans les tubes de peinture ni dans la toile ou les pinceaux, mais bien dans la vision nouvelle des artistes, de même l’exploration et l’expression des défis du numérique ne sont pas davantage aujourd’hui dans les ordinateurs, ni dans les logiciels, mais bien dans la tête des artistes. L’expressivité du numérique ne se traduit pas nécessairement avec des outils numériques. Loin de là. Mais les thèmes et le défi, eux, s’imposent.
Hervé Fischer – 2008

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10 arabesques et 6 divergences

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Voici les dix arabesques et six divergences qui résument « L’avenir de l’art », publié par vlb à Montréal en mai 2010 et en vente en France depuis novembre.

 Parking. Parade du grand chambardement. Feu d’artifice. Le parterre participe
sans parcimonie:
L’art, c’est l’air de la liberté. Incarnons la charade. Arrêtons les gardiens et parcourons les arabesques artisanales. Sans égard aux argousins du mitard, brandissons les divergences ! Les otaries sarcastiques des eaux taries parties, les martyrs de l’archaïsme s’arment sans parjure ni désarroi. Larguons dare-dare les amarres et embarquons. Harponnons ce bâtard de hasard sans retard ! Gare aux guépards sarcastiques ! Le regard hagard, la divine diva vagit sur le divan, la boîte à bois aboie, le chat chatte. Les théories sont des fabulations fatales ou créatrices. L’art s’en moque, la philosophie s’en rit. Adieu ! Vive l’art ! Changeons les mythes de l’avenir.

Première arabesque
Contrairement aux dénonciations d’un art qui serait devenu n’importe quoi, l’art postmoderne a fait preuve depuis une cinquantaine d’années d’une grande créativité, d’une liberté foisonnante, d’une lucidité critique, et d’une morbidité légitime face à la crise de la civilisation occidentale.

Deuxième arabesque
Loin de disparaître, l’art, en explorant jusqu’à la lie les expressions du désenchantement général, nous fait prendre conscience de l’urgence d’une sortie de crise et d’un rebondissement de notre aventure humaine.

Troisième arabesque
La fin de l’hégémonie occidentale, confrontée à la Tour de Babel de la diversité des cultures, nous annonce un renouvellement thématique et stylistique majeur de l’art de demain.

Quatrième arabesque
Tout art est et demeurera iconique, le cinéma comme la peinture. L’image fixe gardera plus que jamais son pouvoir matriciel pictural et métaphorique, surtout dans un monde que le mouvement et la vitesse exposent à l’instabilité et à sa propre perte de sens.

Cinquième arabesque
Les arts numériques ont la même importance que la peinture ou la sculpture, mais ils ne peuvent légitimement prétendre au monopole artistique qu’ils revendiquent. Multimédias, mais condamnés à l’éphémérité, ils ne perdurent qu’en se remplaçant constamment.

Sixième arabesque
Les arts scientifiques réactualisent le lien ancien entre art et science pour explorer la nouvelle cosmogonie de l’âge du numérique. Ils s’impliquent dans les débats de société que suscite l’avancée de la technoscience aux limites de la science-fiction. Ils constituent l’une des tendances principales de l’avenir de l’art.

Septième arabesque
Au fur et à mesure qu’on enterrera les dieux, l’art remplacera la religion et deviendra laïc.

Huitième arabesque
L’efficacité de la peinture, tant au niveau de la création iconique, que de ses modes de production, de la diffusion et de la pérennité des œuvres est difficile à battre.

Neuvième arabesque
Contrairement à la prophétie hégélienne, l’art devient de plus en plus philosophique. L’art occidental pense le monde, son propre sens et celui de l’aventure humaine. Il est caractérisé par son style interrogatif.

Dixième arabesque
L’art ne reflète pas seulement la réalité. Il construit notre perception du monde et notre propre image. Le temps de l’art postmoderne est clos. L’avenir de l’art n’est plus de fonder une Histoire, mais de l’espoir. L’art changera le monde.

Première divergence
Nous devrons construire un nouveau dialogue entre médias traditionnels et nouveaux et instaurer des beaux-arts numériques.

Deuxième divergence
L’éthique se développera paradoxalement avec le progrès de la technologie.

Troisième divergence
L’éthique inspirera l’esthétique.

Quatrième divergence
Le retour de la peinture, à condition qu’elle actualise ses thèmes, s’impose paradoxalement à l’âge du numérique.

Cinquième divergence
L’historicisme est anecdotique et ne figurera dans aucune des histoires de l’art futures, qui seront divergentes.

Sixième divergence
À l’opposé des arts numériques qui semblent dominer, mais qui tendront à se diluer dans les mass médias de divertissement, les arts du XXIe seront de plus en plus sociocritiques.

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« Nouvelle nature » numérique

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Nous observons, au moins depuis la Renaissance, que nous réorganisons constamment le cosmos.
En 1961 Pierre Restany, dénonçant l’endormissement des peintres de l’Ecole de Paris, lançait le « Nouveau réalisme » et écrivait : « Ce que nous sommes en train de redécouvrir, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, c’est un nouveau sens de la nature contemporaine, industrielle, mécanique, publicitaire ».
Puis, en 1987, à la suite d’un voyage en Amazonie, il a, à l’opposé, lancé avec l’artiste brésilien Frans Kracjberg le manifeste du Rio Negro, dit du « naturalisme intégral ».
En optant pour l’idée de « nouvelle nature », je propose de reconnaître l’importance déterminante des nouveaux paramètres de notre sensibilité et de notre interprétation de l’univers: une nature numérique.
– Notre sensibilité est devenue numérique et écologique. La nature n’est plus intimiste, mais planétaire. Elle n’est plus puissante et exploitable, mais fragile et menacée. Elle n’est plus visuelle, mais scientifique. Elle n’est plus sentimentale, mais politique. Nous la constituons, nous l’interprétons, nous l’instrumentons avec des algorithmes et des fichiers numériques ; nous l’affichons en fausses couleurs sur nos écrans pour la connaître et la gérer.
– Notre économie aussi est devenue numérique et planétaire. Elle nous domine comme une pensée unidimensionnelle, une nouvelle cosmogonie, mais elle demeure paradoxalement incohérente, imprévisible, extrêmement fragile et nerveuse aussi. Nous tentons de la comprendre avec des algorithmes et des diagrammes sur nos tableaux de bord électroniques pour la piloter comme un être complexe, capable d’être aussi créateur que destructeur, qui a envahi notre planète et hante notre conscience. Nous sommes soumis à une économie aussi imaginaire que quantitative, paranoïaque que virtuelle. Une sorte de nouvelle religion triviale. C’est Wall Street qui fait la météo quotidienne de nos spéculateurs et des masses.
– Notre nature sociale a radicalement changé elle aussi. Elle n’est plus mécanique ni organique, matérialiste ni structurelle, psychologique ni psychanalytique. Elle est devenue, comme l’univers lui-même, un hypertexte de liens, un agrégat de réseaux sociaux, où nous nous intégrons à distance en temps réel et sans discontinuer, où nous nous identifions à des avatars dans des jeux de rôles, où nous surfons, sautons de lien en lien, où nous cherchons des amis, l’amour, la réussite dans des mondes virtuels parallèles. C’est donc là aussi que migrent de plus en plus nos entreprises, nos institutions et nos idéologies pour nous rejoindre directement. Nous ne sommes plus à la maison.
– Notre nature humaine n’a plus de profondeur. Elle a perdu le mystère de son introspection individuelle unique. Elle se tisse par agrégats d’informations à l’intersection des réseaux numériques, à la surface des écrans. Nous sommes devenus des codes-barres, des petits paquets d’ADN, des fichiers numériques dans des flux de données mobiles dont les algorithmes sont géolocalisés, scrutés et gérés par nos politiciens, nos policiers, nos agences de marketing, nos chercheurs scientifiques et même nous-mêmes.
– Notre éthique aussi est devenue planétaire. Elle n’est plus religieuse ni psychologique. Elle n’est plus basée sur des consciences individuelles et solitaires, mais sur des solidarités hypertextuelles ; elle s’abreuve à des flux d’informations écraniques qui nous angoissent et nous obligent à sauver non plus notre âme, mais le monde. Notre éthique est devenue hyperhumaniste.
– Notre nature est orpheline. Elle n’a plus de créateur. Et elle a tellement changé, elle est devenue si globale, réactive et connective, fragile et créatrice, que nous devons en assumer nous-mêmes la pleine responsabilité. Cette hypernature, c’est nous-mêmes. Le dualisme traditionnel n’a plus cours. Nous ne pouvons plus opposer la nature à la culture, à l’humanisme, à l’esprit, à la technologie. Nous sommes la nature, sa matière la plus évoluée, sa tête chercheuse ; et sa plus étonnante intelligence divergente. Notre technoscience est notre humanisme. La nature est devenue technoscientifique. Nous ne pouvons plus être passifs, ni soumis, mais nous devons nous engager, être volontaristes et proactifs. Le sens e relève plus de la lecture, mais de la volonté. Ce n’est plus le soleil qui se lève chaque matin, c’est nous.
– Plus que jamais, c’est à l’artiste philosophe de prendre conscience de ce nouveau monde, de l’éclairer, de le modéliser, comme les scientifiques. C’est à lui aussi de le connaître, de le questionner, avec une nouvelle fascination critique, d’en explorer la sensibilité et d’élaborer un langage visuel actuel, selon sa nouvelle esthétique quantitative et numérique. Il lui revient d’en exposer les icones. Ainsi, il y a plus de codes-barres sur la planète aujourd’hui qu’il n’y a eu de crucifix en deux mille ans.
– Cette nouvelle nature tissée de liens scientifiques, comme un réseau d’informations et d’algorithmes, comme un hypertexte, je l’appelle « hypernature », tant pour sa globalité planétaire que pour la connaissance que nous en construisons par agrégats de liens. Elle n’est plus impressionniste, fauviste ou cubiste, mais c’est elle que peindraient aujourd’hui Cézanne, Gauguin, Matisse, en fausses couleurs et en données quantitatives capables d’exprimer notre nouvelle cosmogonie, notre nouvel interface, nos émotions éconumériques, et lourdement chargées d’anxiété. Car cette nature semble vouloir s’assombrir, abandonner l’éternité cyclique rassurante qu’on lui attribuait, pour tomber dans l’éphémérité et s’exposer à la disparition. Aujourd’hui Monet ne peindrait plus les Nymphéas, mais les nuages gazeux de nos galaxies lointaines, les trous d’ozone de nos atmosphères polaires, les variations quantitatives du plancton de nos océans, les images satellitaires des bouleversements climatiques sur nos écrans, les logiques floues de la physique quantique, les scintillements de nos accélérateurs de particules, l’instabilité des balayages électroniques d’images de nos télévisions, le mapping de nos chercheurs en marketing, les agrégats d’informations de nos spéculations boursières et de nos flux de misère humaine.
– Pour rendre compte de ce nouveau monde qui émerge à l’âge du numérique, pour en exprimer les émotions, mais aussi pour en questionner les vertus et les risques plutôt que de nous y engouffrer et y perdre pied, il faut faire un autre choix et résister. Diverger et choisir paradoxalement, malgré la vitesse des flux qui nous séduisent, nous excitent, nous portent et nous consument, le retour à la peinture et le temps ralenti de l’arrêt sur image, qui nous permettent encore de penser et de voir.
Hervé Fischer

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La disparition de l’image du monde

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Beaucoup d’artistes actuels travaillent sur la mémoire, l’intelligence et la vie artificielle, les chimères, le bioart, souvent en retard même sur les imaginaires scientifiques de beaucoup de nos chercheurs. C’est ce que j’ai appelé « les arts scientifiques ». Dès que l’on étudie systématiquement les thématiques récurrentes dans les œuvres et les écrits des artistes actuels, on observe que beaucoup d’entre eux s’interrogent sur la disparition d’une image du monde cohérente et unitaire, comme nous en avons toujours connues dans le passé. Cela tient pour beaucoup aux avancées de la science et de la technologie. L’instabilité, l’éphémérité de la matière et de l’énergie, les lois du chaos, le principe d’incertitude rendent le monde évanescent, ou à tout le moins insaisissable et anxiogène. La vitesse, dont la valeur l’a emporté sur la permanence, défait nos images et crée une nouvelle esthétique. Existe-t-il encore des sujets, des objets dans notre cosmogonie aussi bien que dans notre vie quotidienne ? Nous voyons donc se multiplier des pratiques extrêmes, des visions apocalyptiques, voire post-apocalyptiques, mais aussi des conceptions de l’homme postbiologiques, posthistoriques, postnationales, posthumaines, etc. Un sentiment de fin du monde s’impose, souvent associé, à un désir d’exploration d’une « nouvelle frontière » de la vie et de la création artistique, où nous devenons les créateurs du monde lui-même, nous incluant. Les deux postures coexistent.
Lorsque l’image du monde semble se défaire, c’est le plus souvent, comme en témoigne l’histoire de l’art occidental, parce qu’une nouvelle image du monde est en cours d’élaboration, qui fait écho aux nouvelles structures sociales, aux changements idéologiques, aux avancées technoscientifiques, mais dont les contemporains n’ont pas encore conscience. Ce fut le cas lors l’émergence de la Renaissance, du classicisme, du baroque, de l’impressionnisme, du fauvisme, du cubisme, du constructivisme, de l’art abstrait, etc. Comment alors ne pas se demander quelle est la nouvelle cosmogonie qui se met en place aujourd’hui ? Est-ce que les artistes actuels, une fois de plus vont en être les découvreurs, les créateurs ? Ou laisseront-ils cette fois le rôle de pionniers aux scientifiques ? Devrons-nous admettre, pour la première fois, qu’une image cohérente du monde n’est plus possible ? Dans quel univers allons-nous alors basculer ? Ou allons-nous être confrontés à une rupture anthropologique et à une image du monde radicalement nouvelle ?
Hervé Fischer

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De l’art corporel aux arts scientifiques

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Il est difficile de dire ce qu’est l’être humain en dehors des représentations visuelles successives qu’il s’est fait de lui-même. Et celles-ci, essentiellement culturelles, se sont étrangement transformées au fil des siècles. Les images paléolithiques nous montrent plus d’animaux que d’hominidés. Et les dessins des animaux des grottes préhistoriques sont très réalistes et précis, tandis que l’homme se représentait seulement sous forme symbolique : sculptures magiques de la fécondité (Venus de Willendorf 23000 ans avant notre ère) ou pictogrammes de silhouettes humaines en quelques traits schématisés. Dans l’art premier, notamment africain, il en est de même : c’est plus l’esprit que le corps qui est évoqué, son statut social et ses pouvoirs animistes. La civilisation égyptienne ancienne a magnifié le corps humain, mais elle aussi selon des conventions symboliques, religieuses et politiques abstraites, et en l’hybridant souvent aux animaux sacrés.
Les Grecs anciens ont été les premiers à célébrer dans leurs temples la beauté plastique du corps humain et son anatomie musculaire précise et réaliste, plutôt que de multiplier les sculptures animistes de serpents, dragons, singes, chats, oiseaux ou végétaux des autres civilisations. Pour en glorifier l’image, ils ont recouru à la noblesse lumineuse du marbre blanc. Puis nous observons, selon les époques, les sociétés et les cultures, des tendances tantôt très réalistes, tantôt abstraites, religieuses et symboliques. Dans l’islam et le protestantisme, c’est même l’interdiction de toute représentation visuelle de dieu et de création, y compris l’homme qui s’est imposée.
La représentation de l’humain, spirituelle ou corporelle, est iconique de chaque culture ; elle synthétise les rapports que l’homme construit entre lui et l’univers, donc sa propre image dans celle du monde, selon la cosmogonie et les interprétations idéologiques qu’il adopte. Qu’en est-il alors de l’homme de la modernité occidentale. Il était nécessaire de faire ce rappel historique pour mieux comprendre la signification des mutations actuelles.
La sculpture et la peinture européennes ont transformé nos représentations classiques de l’humain, principalement du point de vue perceptif de la réalité visible : convention réaliste, impressionnisme, naturalisme, fauvisme, cubisme, surréalisme, hyperréalisme, etc. Le sentimentalisme romantique, puis le symbolisme (qui a eu un fort impact dans la sculpture qui a suivi), ont maintenu une tradition plus spirituelle. Le futurisme et le réalisme socialiste, mais aussi un Fernand Léger, ont tous célébré, quoique de façon très différente, la nouvelle puissance de la technologie et de l’homme prométhéen, constructeur d’un monde nouveau.
Les artistes qui ont rapporté des dessins des camps de concentration, et les postmodernes deepuis, comme Christian Boltanski, Arnulf Rainer, mais aussi des sculpteurs comme Giacometti, Eva Hesse, Louise Bourgeois, Betty Goodwin, ont exprimé le malaise, la souffrance, la fragilité, l’éphémérité, la destruction de l’homme, cédant souvent à une grande morbidité. Mais ce sont les artistes de la performance et de l’art corporel des années 1960 et 1970, des artistes comme Hermann Nitsch, Gina Pane, Michel Journiac, Vito Acconci, Chris Burden, qui ont exprimé de la façon la plus extrême la douleur, le désenchantement, le catastrophisme, voire le nihilisme de notre époque. Ces représentations doloristes, masochistes évoquent nettement la tradition chrétienne biblique de flagellation, de la punition du corps. Certes, l’intention n’en était nullement exprimée clairement par ces artistes, mais les références nombreuses et explicites que faisaient Michel Journiac et les actionnistes viennois à la religion en témoignent clairement.
Il est d’autant plus étrange qu’en 40 ans nous soyons passés d’un extrême à l’autre : nous optons aujourd’hui pour une attitude extrêmement optimiste, mais selon deux directions étonnamment contradictoires, du moins en apparence.
D’un côté nous valorisons le corps naturel, nous l’icônisons dans la publicité, qui promeut et vend les produits d’une industrie florissante de la beauté du corps – naturisme, nudité, gymnastique, body building, maquillage qui rehausse le naturel, chirurgie plastique qui permet de lutter contre le vieillissement, santé par les produits naturels, etc.
D’autre part, des gourous nous proposent une nouvelle représentation du corps grâce aux technologies numériques. Cette utopie technoscientifique posthumaniste correspond à un nouvel espoir cosmogonique et nous annonce une superpuissance humaine arrimée aux technologies informatiques. Des représentants majeurs des arts scientifiques, tels Stelarc, Eduardo Kac, le mouvement australien Symbiotica usent de prothèses, manipulent l’ADN, rêvent de nanotechnologies, conçoivent l’espoir d’un être humain chimérique, qui cèderait son pouvoir cérébral à l’informatique pour une nouvelle ère de notre évolution humaine, jusqu’à un dépassement radical de l’humain par le silicium intelligent.
Quelle que soit l’opposition de ces démarches, l’une naturaliste, l’autre numérique, c’est dans les deux cas par l’artifice que nous tendons à doter notre corps de beauté et de force supérieures. Dans les deux cas, il s’agit d’un rejet de l’idéologie biblique et d’un retour à la pensée grecque, celle de la beauté du corps humain, à célébrer, et à renforcer selon notre instinct prométhéen, celui de l’homme créateur de lui-même. Un rêve de puissance. Nous voulons devenir à notre tour des dieux, beaux comme des dieux, puissants comme des dieux*.
Hervé Fischer
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* »Nous serons des dieux », éditions vlb, Montréal, 2007

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Hygiène de la galerie


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ART SOCIOLOGIQUE
1971 – Rappel rétrospectif :

Après l’exposition du vide par Yves Klein à Paris dans la galerie d’Iris Clert en avril 1958, Arman, lui aussi de l’école de Nice, décida de répondre dans la même galerie avec le plein (en 1960 – un plein d’ordures). Tous deux signèrent en 1961 le manifeste des Nouveaux réalistes rédigé par Pierre Restany. Cette sorte de symétrie de vison, l’une quasi mystique, l’autre symbolique de la société de consommation et de déchets, m’a toujours frappé. Et je n’ai jamais obtenu de Pierre Restany une réponse satisfaisante sur la présence d’Yves Klein dans le groupe qu’il avait fondé, quelle que soit par ailleurs l’importance incontestable de l’œuvre d’Yves Klein. Sa « nouvelle réalité », spirituelle, était manifestement contradictoire avec celle de la société manufacturière et du pop art français.
Quoiqu’il en soit, lorsque j’ai opté moi-même au début des années 1970 pour une toute autre démarche, celle de l’art sociologique, à laquelle Pierre Restany a donné aussi son appui public, j’ai voulu inscrire ma position dans la série de galeries écrite par Yves Klein et Arman en concevant « l’hygiène de la galerie ». Cette galerie était couverte de miroirs sur tous ses murs, son plafond et son sol, de sorte que ce soit la société que j’y expose. Lors du vernissage, ceux qui vinrent pour voir et se faire voir, selon le rituel habituel des inaugurations d’expositions, se virent en effet eux-mêmes, debout, parlant, s’agitant de groupe en groupe dans un narcissisme social achevé, iconisé et encadré. La visibilité médiatique de l’art sociologique aurait certainement gagné à sa réalisation événementielle réelle dans la galerie d’Iris Clert, ou dans une autre. Mais l’air du temps était propice au rapprochement de l’art et de la vie et contradictoirement aussi à l’art conceptuel. Deux raisons inverses qui me décidèrent à me contenter de l’idée, selon le « principe d’équivalence » déclaré peu avant, en 1969 par Robert Filliou : « bien fait, mal fait, pas fait ».
L’année précédente déjà, en 1968, Lawrence Weiner avait formulé sa « Déclaration d’intention :
1. L’artiste peut concevoir l’œuvre.
2. L’œuvre peut être fabriquée.
3. L’œuvre n’a pas besoin d’être faite. Chaque partie étant de même valeur et en cohérence avec l’intention de l’artiste, la décision comme la situation repose pour le récepteur sur les modalités de la règle ».
Dans mon esprit, la non réalisation de mon projet d’hygiène de la galerie en affirmait le caractère encore plus hygiénique et radical, mêlant directement l’idée et la représentation du social, et évitant tout anecdotisme, un pittoresque qu’Yves Klein avec ses gardes républicains à cheval et Arman avec la diversité identifiable de ses ordures, n’avaient pas su éviter, et qui nuisaient selon moi à la force d’expression de leur œuvre.
Le « non fait » de l’hygiène de la galerie n’en a d’ailleurs pas empêché la réalité sociale, comme en témoignent ces trois références :

1. « http://books.google.ca/books?id=o1xqAAAAMAAJ&q=%22herve+fischer%22&dq=%22herve+fischer%22&hl=fr&ei=kuv7TMXLItDtnQf7itzHCg&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=6&ved=0CDcQ6AEwBTiiAg »
Culturas híbridas: estrategias para entrar y salir de la modernidad – Néstor García Canclini – 1990 – 363 pages – Extraits

… como Hervé Fischer cuando hizo en 1971 una « exposición higiénica », en la que la galería estaba vacía y los muros cubiertos de espejos.

books.google.ca – Autres éditions – Ajouter à Ma bibliothèque▼

2. http://books.google.ca/books?id=L0BdAAAAMAAJ&q=%22herve+fischer%22&dq=%22herve+fischer%22&hl=fr&ei=kuv7TMXLItDtnQf7itzHCg&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=9&ved=0CEQQ6AEwCDiiAg
Las aventuras de la vanguardia: el arte moderno contra la modernidad
Juan José Sebreli – 2000 – 458 pages – Extraits

Herve Fischer efectuó, en 1971, una llamada « exposición higiénica » con la galería vacía y las paredes cubiertas de espejos. Federico Peralta Ramos lo imitó, en una galería de Buenos Aires, pero por falta de sponsors debió ahorrarse aun …

books.google.ca – Ajouter à Ma bibliothèque▼

3. « http://edant.revistaenie.clarin.com/notas/2008/02/05/01600987.html »

En 1971, Federico Peralta Ramos quiso imitar aquí la exposición Exposición higiénica, de Herve Fischer, que consistía en un recinto con las paredes cubiertas de espejos, pero por falta de sponsors se quedó sin espejos.

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L’art et la vie

Arnaud Fischer IMPINDEN
(*)
Alpha. Béta. L’alphabet grec ancien comptait vingt-quatre lettres. Le latin, qui en est dérivé et que nous utilisons toujours en compte vingt-sept et quelques variantes. L’arabe en compte vingt-huit. La grande innovation du XXe siècle a été le recours extensif au code binaire en informatique. Quelle est la différence entre un code et un alphabet? Le dictionnaire Robert définit le code comme « un système de symboles destiné à représenter et à transmettre une information. »; et l’alphabet comme « un système de signes graphiques (lettres) servant à la transcription des sons (voyelles, consonnes) d’une langue. » Les idéogrammes chinois sont aussi un code graphique qui correspond à une langue, mais sans être phonétique. Autrement dit, tout alphabet est un code qui correspond à une langue, tandis qu’un code ne correspond pas nécessairement à une langue. On peut coder un alphabet, comme le fait l’informatique. Il existe des codes de couleur, des codes secrets qui permettent de dissimuler un alphabet, etc. Théoriquement, les codes n’ont pas de limite quantitative. L’utilisation d’un code binaire, qui utilise le passage ou non de l’électricité dans un transistor bipolaire, est donc une réduction extrême de la notion de code. C’est en cela qu’elle a été géniale. Grâce à son extrême simplicité, elle permet d’innombrables séries de combinaisons et donc la transcription mais aussi la transmission d’une infinité de langages.
Et le recours à l’informatique en science a logiquement abouti à la découverte de codes naturels, physiques, biologiques, génétiques. La trouvaille est nécessairement de même nature que l’outil dont use le scientifique. Les outils magiques découvrent des esprits, les outils religieux découvrent des dieux agissants, les outils mécaniques découvrent la physique de la nature. Les outils informatiques découvrent nécessairement un univers numérique, formé par des codes, des algorithmes et qui fonctionne selon des logiciels. La prochaine génération d’outils découvrira une nouvelle cosmogonie. Pour aujourd’hui, donc, Dieu est devenu le Grand Informaticien de l’univers. Et la vie relève de la combinaison des quatre lettres ou nucléotides d’un code génétique : a, c, t, g. qui indiquent les quatre acides nucléiques de base constituant l’ADN du noyau de la cellule, et que nous retrouvons universellement dans toute vie. Voilà donc, dit-on, « le livre de la vie ». C’est l’ARN, l’acide ribonucléique, qui lit – curieusement, mais nécessairement, dans un seul sens ! – et transmet l’information génétique de l’ADN en les combinant en paquets de trois lettres : les triplets. Nous avons donc recours directement à la métaphore non seulement de l’alphabet, mais aussi de la lecture en génétique. Comme je le mentionnais dans mon blog précédent, l’âge du numérique fait vraiment de nous de nouveaux lettrés !
L’ARN, donc, « traduit » et indique à quel acide aminé (il y en a en tout vingt) doit correspondre chacun des soixante quatre triplets possibles qu’il rencontre de long de la chaîne de bases nucléiques. C’est de cette combinaison que résultera la constitution de chaque protéine du génome. Or, selon la revue New Scientist, des chercheurs de l’Université de Cambridge viennent de mettre un point un lecteur alternatif à l’ARN, qui constitue non plus des triplets de bases nucléiques, mais des quadruplets, c’est-à-dire des paquets de quatre lettres, qui offrent dès lors non plus soixante quatre combinaisons possibles d’acides aminés, mais, selon la simple arithmétique, à présent 256 combinaisons possibles.
L’informatique génétique, jouant ainsi dans le Grand Alphabet de la vie permettrait alors de créer de nombreux nouveaux modèles de cellules vivantes, dont on pourrait – si ces combinaisons è quatre lettres se révèlent stables et productives – espérer non seulement des chimères ou génomes imaginaires, mais aussi des bactéries utiles dans l’industrie des matériaux intelligents, en thérapeutique écologique ou humaine, etc. L’homme, accédant à l’alphabet même de la vie devient nécessairement un dieu créateur !
Cette fois, la métaphore, si cette découverte de Cambridge se confirme exacte, sera vraiment soumise au test de son efficacité, si non de sa vérité en soi ! Nous allons pouvoir écrire des romans génétiques et inventer, comme en science-fiction, non plus la vivisection, mais la vie-fiction. Voilà un nouvel alphabétisme pour le XXIe siècle. En espérant que nous apprendrons le bon usage du langage génétique, sa grammaire et sa syntaxe, que nous serons bons écrivains de la vie et que le diable ne s’en mêlera pas.
Hervé Fischer
(*) Impressions Identité, Hervé Fischer, 2000

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J’opte pour les beaux-arts numériques

Arnaud Fischer AUTOPORT
« Autoportrait », 2000

Beaucoup affirment que l’émergence des arts numériques a mis fin aux beaux-arts, même si les arts numériques suscitent encore une forte résistance et soient loin d’avoir obtenu la place qu’ils revendiquent dans les musées et galeries. Il est vrai que les artistes des beaux-arts et ceux des arts numériques se sont jeté l’anathème les uns aux autres dès l’émergence des nouvelles technologies. Il n’y a pas eu d’armistice. Ils ne se parlent plus aujourd’hui. Ainsi Jean-François Lyotard, l’auteur de La condition postmoderne et qui a été en charge de l’exposition Les immatériaux à Beaubourg en 1984 déclare sans ambages que sous la pression des avant-gardes, il est devenu « totalement exclu que quelqu’un saisisse simplement un pinceau et mette quelque chose sur la toile. Je sais que cela arrive encore, que cela revient même en force, mais je trouve cela une calamité et je ne crois pas que cela va durer » (entretien avec R. Wester, 1985, cité dans Mémoire de l’Histoire de l’Art, Gita Brys-Schatan, 1991). Après ce genre de propos, qui ont été multipliés à l’envi, il est devenu d’autant plus difficile de surmonter le fossé creusé par cette nouvelle bataille des anciens et des modernes, qui oppose de nouveaux modernes aux postmodernes.

Mésententes et réconciliations

Les arts numériques ont tendance, selon la logique même des technologies, à rejoindre la culture de masse, dans la foulée de l’appropriation publique du web et du développement des industries du divertissement, de sorte que les journalistes de télévision, qui apprécient les effets visuels spéciaux, s’y intéressent souvent plus qu’aux arts traditionnels. Alors que l’avant-garde des années 1970, promue par les galeries d’initiés, s’était coupée du grand public, les technologies numériques semblent au contraire réconcilier l’art et la classe moyenne. Du moins élargissent-elles l’accès populaire aux arts.
Il est vrai aussi que les arts numériques tendent aujourd’hui à occuper tout le terrain, aussi bien celui de l’image que des installations, de la musique, du théâtre et du cinéma. Ils proposent en outre au public une participation interactive, ludique, qui suscite le même attrait magique que les spectacles de prestidigitation. Au-delà des retrouvailles arts/société sous le signe des nouveaux médias, je rêve aujourd’hui aussi d’une autre réconciliation, celle des beaux-arts et des arts numériques, même si c’est encore une position publique intenable. Au premier abord, il faut bien l’admettre, leurs différences paraissent irréconciliables.
Nous optons plutôt pour que les arts numériques, tout en explorant leurs propres spécificités, restaurent le dialogue nécessaire avec les beaux-arts quant aux questions artistiques fondamentales, celles de notre rapport au monde, de notre sensibilité, de la souffrance, de la beauté, qui s’imposent toujours à nous avec les mêmes exigences que jadis, quelle que soit leur évolution sociologique, technologique et culturelle. Ainsi, Oliver Grau a rappelé avec pertinence qu’il n’y a pas de rupture, mais au contraire une continuité esthétique évidente entre les fresques des villas de Pompéi, les peintures en trompe-l’œil et panoramiques du XVIIe siècle et les œuvres actuelles d’immersion virtuelle (From Illusion To Immersion, 2003). Des arts apparentés ? Encore faudrait-il que des artistes s’en persuadent eux-mêmes. Et il faut admettre que ceux qui ont imité la peinture avec l’ordinateur, comme Matta ou Darcy Gerbarg n’ont pas été très convaincants. Mais il faut dire qu’ils n’ont pas actualisé leurs thèmes d’expression, tentant seulement d’user des logiciels et des palettes graphiques comme s’ils faisaient toujours la même peinture qu’avant. L’option qui s’impose est d’explorer le monde numérique, qui mérite au moins autant notre intérêt que le paysage rural ou urbain. Même Matta, qui s’est beaucoup intéressé aux environnements technoscientifiques, ne l’a pas considéré lorsqu’il travaillait avec des moyens électroniques. Pour surmonter le faux débat entre matérialité et virtualité, qui, en art, n’a pas de sens, et construire le dialogue désormais nécessaire entre médias traditionnels et nouveaux médias, nous proposons l’idée et la pratique de beaux-arts numériques.
Hervé Fischer

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Art et divergence

Arnaud Fischer DSC 5790b
L’art magique était une technique de communication avec les esprits de la nature pour se les allier, voire les contrôler. L’art religieux était une célébration des dieux et une démarche d’intercession pour obtenir leurs grâces. Mais aujourd’hui, l’art est devenu prométhéen. Il est celui des hommes. Mondrian, dans son opuscule Le Néo-plasticisme s’adressait en 1920 aux « hommes futurs ». Aujourd’hui, c’est à l’humanité de demain que pensent les artistes. Ils ne veulent pas seulement que leur art change avec le monde, pour être toujours radicalement contemporains ; ils veulent que le monde change avec leur art. Et nous devenons conscients que l’écart entre le monde tel qu’il est et tel que nous voudrions qu’il soit est de plus en plus grand. À une si scandaleuse divergence ne peut répondre qu’un art lui-même de plus en plus divergent. Il est vrai que l’histoire de l’art a été marquée par une succession de bifurcations thématiques et esthétiques, répondant à des conceptions bien différentes. Il est moins que jamais possible aujourd’hui d’affirmer comme Poussin que l’artiste doit créer comme l’oiseau chante pour la délectation de l’œil, ou comme Matisse qu’une peinture doit être confortable comme un bon fauteuil. Face au monde comme il est, nous ne pouvons nous dédouaner si simplement de notre mauvaise conscience. De plus en plus nombreux sont ceux qui affirment qu’un autre monde est possible. Et c’est cet espoir qui inspire les postures divergentes de l’art actuel. Au-delà du questionnement se profile une exigence de lucidité critique et une volonté de changement, l’affirmation implicite que nous devons exercer notre responsabilité humaine, agissante.
Ainsi, l’art va de plus en plus diverger de la société humaine telle que nous l’endurons, si nous ne la transformons pas. Les utopies d’esthétisation de la vie et de notre environnement (architecture, design, etc.) sont tout aussi éloignées de la réalité que de nos priorités. Le progrès technologique et l’omniprésence financière ne constituent certainement pas la solution aux urgences de l’humanité. Penser et mettre en œuvre un autre monde, c’est à quoi les artistes, sans se prendre pour des démiurges, peuvent contribuer très efficacement et avec persévérance par leur questionnement.
Nous devons pour y parvenir dépasser les concepts de linéarité et d’adaptation, pour adopter ceux d’arabesque et de divergence. Le plus grand des hommages doit être rendu à Darwin, mais l’idée d’adaptation ne suffit pas pour comprendre l’évolution de l’espèce humaine. Seule la divergence peut l’expliquer, une série incessante de questionnements et de projets, de ruptures volontaires, créatrices. L’histoire de l’art en est une illustration incontournable. Toute création est une divergence. Prométhée n’était pas un adapté, mais un révolté. Darwin fut un divergent.
Le linéaire en Occident a fait son œuvre. C’est désormais dans les arabesques et les divergences que nous pourrons construire la vie. L’art de l’avenir sera de plus en plus divergent. Il exigera avec de plus en plus d’insistance une mutation humaine. Une mutation éthique.
Hervé Fischer

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Art et progrès

Je ne crains pas de l’affirmer, contrairement au slogan habituel des intellectuels de bon ton : l’art change le monde. Un artiste peut changer le monde au moins autant que tel chef d’État, tel philosophe ou tel scientifique que l’histoire célèbre légitimement. Les esprits brillants qui le nient avec un sourire désolé, en s’en remettant à leur scepticisme habituel, qu’ils prennent pour de l’intelligence, feraient mieux d’y réfléchir. L’art change le monde autant que les idées, aussi peu et tout autant, c’est-à-dire beaucoup. Avec cette différence que les idées ne changent pas toujours le monde pour le meilleur, il s’en faut de beaucoup. La politique change le monde, mais souvent pour le pire. Les fascismes et les dictatures détruisent le monde. Ce n’est jamais le cas de l’art. Lorsqu’il a une influence, c’est toujours pour le meilleur.
Je ne reconnais pas de différence de nature entre l’art et la philosophie. Sans nier, bien au contraire, leur différence de moyens d’analyse et d’expression. En tant que peintre je me sens souvent proche de l’écriture. Je sais que je viens encore d’énoncer deux idées à contre-courant de l’évidence qui circule, et qui me condamnent aux yeux des adeptes de catégorisations. Ce sont eux qui s’en remettent à des lieux communs anciens, du rationalisme le plus classique et le plus réducteur.
Pourquoi cette obsession de changer le monde? Parce qu’il est aujourd’hui un scandale permanent du point de vue éthique.
Artiste, philosophe, chercheur scientifique ou dirigeant politique, c’est l’homme qui change le monde. Dans le domaine artistique, cela ne suppose pas de faire de l’art politique, que ce soit de propagande réaliste socialiste. L’art change le monde lorsqu’il explore notre image du monde, notre sensibilité et les rend visibles; lorsqu’il en déchiffre les structures et les valeurs, et prend position visuellement à leur égard, soit en les célébrant, soit en les refusant, soit en en proposant de nouvelles. Il n’est pas nécessaire qu’il dénonce explicitement la guerre, la misère, l’exploitation humaine, l’injustice ou l’hypocrisie. Il suffit qu’il mette à nu les structures mentales et les valeurs dont découlent ces situations inacceptables.
Et pour y parvenir, toutes les technologies sont légitimes, que ce soient la danse ou la sculpture, l’architecture ou la musique, la peinture ou l’informatique. Les arts numériques ont le mérite d’explorer la technoscience et l’âge du numérique. C’est une vertu majeure. Mis ils tombent souvent dans le travers des communications de masse, de l’interactivité ludique et de la culture de distraction. Tel n’est pas le cas des arts scientifiques, qui contribuent significativement aux grands débats de société de notre époque et à des prises de conscience au niveau bioéthique.
Il faut cependant sans cesse rappeler que l’art ne peut pas devenir dépendant du progrès technologique. Il peut, il doit s’y intéresser, mais ce n’est pas la technologie qui fait l’art, qui détermine la valeur, ni la puissance d’expression de l’art.Ce n’est pas un thème central de l’art, comme plusieurs l’affirment aujourd’hui avec un zèle prosélytique. L’art est une création du cerveau et de la psyché de l’homme, pas d’un ordinateur, ni d’un algorithme, aussi puissants et actuels puissent-ils paraître. Au contraire : plus la technologie informatique est sophistiquée, plus l’art qui y recourt est éphémère et perd de son efficacité.
Le lien qui compte, c’est celui entre l’art et le degré de conscience de l’homme, ou, en d’autres termes, entre l’art et l’humanisme, entre l’art et le progrès humain.
Nous abordons ainsi les rapports entre l’art, le beau et le bien : un thème ancien, sur lequel nous reviendrons, car il demeure des plus actuels. Il faut le rappeler aux créateurs qui se consacrent aux arts numériques.
Hervé Fischer