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La disparition de l’image du monde

Arnaud Fischer DSC00028

Beaucoup d’artistes actuels travaillent sur la mémoire, l’intelligence et la vie artificielle, les chimères, le bioart, souvent en retard même sur les imaginaires scientifiques de beaucoup de nos chercheurs. C’est ce que j’ai appelé « les arts scientifiques ». Dès que l’on étudie systématiquement les thématiques récurrentes dans les œuvres et les écrits des artistes actuels, on observe que beaucoup d’entre eux s’interrogent sur la disparition d’une image du monde cohérente et unitaire, comme nous en avons toujours connues dans le passé. Cela tient pour beaucoup aux avancées de la science et de la technologie. L’instabilité, l’éphémérité de la matière et de l’énergie, les lois du chaos, le principe d’incertitude rendent le monde évanescent, ou à tout le moins insaisissable et anxiogène. La vitesse, dont la valeur l’a emporté sur la permanence, défait nos images et crée une nouvelle esthétique. Existe-t-il encore des sujets, des objets dans notre cosmogonie aussi bien que dans notre vie quotidienne ? Nous voyons donc se multiplier des pratiques extrêmes, des visions apocalyptiques, voire post-apocalyptiques, mais aussi des conceptions de l’homme postbiologiques, posthistoriques, postnationales, posthumaines, etc. Un sentiment de fin du monde s’impose, souvent associé, à un désir d’exploration d’une « nouvelle frontière » de la vie et de la création artistique, où nous devenons les créateurs du monde lui-même, nous incluant. Les deux postures coexistent.
Lorsque l’image du monde semble se défaire, c’est le plus souvent, comme en témoigne l’histoire de l’art occidental, parce qu’une nouvelle image du monde est en cours d’élaboration, qui fait écho aux nouvelles structures sociales, aux changements idéologiques, aux avancées technoscientifiques, mais dont les contemporains n’ont pas encore conscience. Ce fut le cas lors l’émergence de la Renaissance, du classicisme, du baroque, de l’impressionnisme, du fauvisme, du cubisme, du constructivisme, de l’art abstrait, etc. Comment alors ne pas se demander quelle est la nouvelle cosmogonie qui se met en place aujourd’hui ? Est-ce que les artistes actuels, une fois de plus vont en être les découvreurs, les créateurs ? Ou laisseront-ils cette fois le rôle de pionniers aux scientifiques ? Devrons-nous admettre, pour la première fois, qu’une image cohérente du monde n’est plus possible ? Dans quel univers allons-nous alors basculer ? Ou allons-nous être confrontés à une rupture anthropologique et à une image du monde radicalement nouvelle ?
Hervé Fischer

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L’urgence de l’art face à la crise

La crise contemporaine de l’art, d’une grande et triste évidence, qui est devenue un thème constant de débats intellectuels d’initiés, mais de polémiques superficielles, reflète surtout la crise sociale généralisée de sens et de valeurs que nous traversons. C’est à ce seul titre de témoignage ou de révélateur, qu’elle peut nous intéresser. Pas du point de vue artistique. Et elle ne devrait aucunement nous désespérer, car elle ne concerne que l’art actuel. Personne ne devrait en déduire de conclusion négative sur l’importance de l’art, ni sur son avenir. C’est donc d’abord à la société que nous devrions penser, à sa mutation. Et c’est seulement ainsi que nous trouverons réponse au questionnement sur l’art et sur son avenir.
Dans le charivari social actuel, dû au puissant moteur de transformation de la technoscience et à la pensée unique, terriblement réductrice, que nous impose l’idéologie économique et financière, la pensée philosophique est plus importante que jamais, comme je le répète à toutes occasions. Elle n’est pas surannée, comme le croient beaucoup. Le temps n’est plus tant à l’action, comme le réclamait si légitimement Marx au XIXe siècle en condamnant les effets pervers de l’idéalisme bourgeois. De l’action, de l’agitation, nous en avons beaucoup, beaucoup trop par les temps qui courent, et de moins en moins de pensée. Il nous faut à nouveau de la philosophie, actuelle et lucide, pour comprendre où nous allons, à une vitesse exponentielle, sans boussole. Nous rencontrons une urgence vitale de philosophie.
Mais j’ajouterai que l’urgence vaut aussi pour l’art.
Beaucoup ont parlé de la mort de l’art. Mais paradoxalement, alors que la crise de l’art contemporain est proclamée à tous les horizons, l’art, comme la philosophie, est plus nécessaire que jamais, pas comme légitimation, que ce soit des religions ou du capitalisme, mais comme analyse du rapport de l’homme au monde. Hegel, enfermé dans sa vision historique des étapes successives de la religion, de l’art et de la philosophie visant l’accomplissement et le règne final de la Raison, pensait que l’art est chose du passé. Mais, malgré les apparences actuelles, l’art n’est pas moribond. L’avenir de l’art est à la mesure de l’avenir lui-même, immense.
Et je tiens à le souligner pour ceux qui s’étonneraient que je puisse en 2009 écrire sur l’avenir de l’art, après avoir publié en 1981 L’Histoire de l’art est terminée. Car c’est au nom de l’avenir de l’art que je dénonçais déjà à l’époque ses contorsions avant-gardistes et son obsession historique inévitablement morbide.
L’art n’est pas plus obsolète que la philosophie. Tous deux explorent l’image du monde actuel, notre cosmogonie contemporaine. Tous deux nous aident à nous comprendre nous-mêmes et à nous orienter dans l’avenir que nous construisons. La vitesse ne suffit pas pour édifier l’avenir. Il faut aussi pour le décider commencer par le concevoir et par le choisir. L’art autant que la philosophie, quoiqu’en ait écrit Hegel, contribuent à notre conscience et à notre intelligibilité de notre rapport au monde. Peut-être même les déterminent-ils. Comment nous en passer ? Comment les juger dépassés ? Et comment ne pas s’objecter à leur dévalorisation, comme si la mode ou le temps en étaient terminés ! Comment ne pas tenter de surmonter la crise où nos contemporains tendent à les enterrer!