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J’opte pour les beaux-arts numériques

Arnaud Fischer AUTOPORT
« Autoportrait », 2000

Beaucoup affirment que l’émergence des arts numériques a mis fin aux beaux-arts, même si les arts numériques suscitent encore une forte résistance et soient loin d’avoir obtenu la place qu’ils revendiquent dans les musées et galeries. Il est vrai que les artistes des beaux-arts et ceux des arts numériques se sont jeté l’anathème les uns aux autres dès l’émergence des nouvelles technologies. Il n’y a pas eu d’armistice. Ils ne se parlent plus aujourd’hui. Ainsi Jean-François Lyotard, l’auteur de La condition postmoderne et qui a été en charge de l’exposition Les immatériaux à Beaubourg en 1984 déclare sans ambages que sous la pression des avant-gardes, il est devenu « totalement exclu que quelqu’un saisisse simplement un pinceau et mette quelque chose sur la toile. Je sais que cela arrive encore, que cela revient même en force, mais je trouve cela une calamité et je ne crois pas que cela va durer » (entretien avec R. Wester, 1985, cité dans Mémoire de l’Histoire de l’Art, Gita Brys-Schatan, 1991). Après ce genre de propos, qui ont été multipliés à l’envi, il est devenu d’autant plus difficile de surmonter le fossé creusé par cette nouvelle bataille des anciens et des modernes, qui oppose de nouveaux modernes aux postmodernes.

Mésententes et réconciliations

Les arts numériques ont tendance, selon la logique même des technologies, à rejoindre la culture de masse, dans la foulée de l’appropriation publique du web et du développement des industries du divertissement, de sorte que les journalistes de télévision, qui apprécient les effets visuels spéciaux, s’y intéressent souvent plus qu’aux arts traditionnels. Alors que l’avant-garde des années 1970, promue par les galeries d’initiés, s’était coupée du grand public, les technologies numériques semblent au contraire réconcilier l’art et la classe moyenne. Du moins élargissent-elles l’accès populaire aux arts.
Il est vrai aussi que les arts numériques tendent aujourd’hui à occuper tout le terrain, aussi bien celui de l’image que des installations, de la musique, du théâtre et du cinéma. Ils proposent en outre au public une participation interactive, ludique, qui suscite le même attrait magique que les spectacles de prestidigitation. Au-delà des retrouvailles arts/société sous le signe des nouveaux médias, je rêve aujourd’hui aussi d’une autre réconciliation, celle des beaux-arts et des arts numériques, même si c’est encore une position publique intenable. Au premier abord, il faut bien l’admettre, leurs différences paraissent irréconciliables.
Nous optons plutôt pour que les arts numériques, tout en explorant leurs propres spécificités, restaurent le dialogue nécessaire avec les beaux-arts quant aux questions artistiques fondamentales, celles de notre rapport au monde, de notre sensibilité, de la souffrance, de la beauté, qui s’imposent toujours à nous avec les mêmes exigences que jadis, quelle que soit leur évolution sociologique, technologique et culturelle. Ainsi, Oliver Grau a rappelé avec pertinence qu’il n’y a pas de rupture, mais au contraire une continuité esthétique évidente entre les fresques des villas de Pompéi, les peintures en trompe-l’œil et panoramiques du XVIIe siècle et les œuvres actuelles d’immersion virtuelle (From Illusion To Immersion, 2003). Des arts apparentés ? Encore faudrait-il que des artistes s’en persuadent eux-mêmes. Et il faut admettre que ceux qui ont imité la peinture avec l’ordinateur, comme Matta ou Darcy Gerbarg n’ont pas été très convaincants. Mais il faut dire qu’ils n’ont pas actualisé leurs thèmes d’expression, tentant seulement d’user des logiciels et des palettes graphiques comme s’ils faisaient toujours la même peinture qu’avant. L’option qui s’impose est d’explorer le monde numérique, qui mérite au moins autant notre intérêt que le paysage rural ou urbain. Même Matta, qui s’est beaucoup intéressé aux environnements technoscientifiques, ne l’a pas considéré lorsqu’il travaillait avec des moyens électroniques. Pour surmonter le faux débat entre matérialité et virtualité, qui, en art, n’a pas de sens, et construire le dialogue désormais nécessaire entre médias traditionnels et nouveaux médias, nous proposons l’idée et la pratique de beaux-arts numériques.
Hervé Fischer

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Art et divergence

Arnaud Fischer DSC 5790b
L’art magique était une technique de communication avec les esprits de la nature pour se les allier, voire les contrôler. L’art religieux était une célébration des dieux et une démarche d’intercession pour obtenir leurs grâces. Mais aujourd’hui, l’art est devenu prométhéen. Il est celui des hommes. Mondrian, dans son opuscule Le Néo-plasticisme s’adressait en 1920 aux « hommes futurs ». Aujourd’hui, c’est à l’humanité de demain que pensent les artistes. Ils ne veulent pas seulement que leur art change avec le monde, pour être toujours radicalement contemporains ; ils veulent que le monde change avec leur art. Et nous devenons conscients que l’écart entre le monde tel qu’il est et tel que nous voudrions qu’il soit est de plus en plus grand. À une si scandaleuse divergence ne peut répondre qu’un art lui-même de plus en plus divergent. Il est vrai que l’histoire de l’art a été marquée par une succession de bifurcations thématiques et esthétiques, répondant à des conceptions bien différentes. Il est moins que jamais possible aujourd’hui d’affirmer comme Poussin que l’artiste doit créer comme l’oiseau chante pour la délectation de l’œil, ou comme Matisse qu’une peinture doit être confortable comme un bon fauteuil. Face au monde comme il est, nous ne pouvons nous dédouaner si simplement de notre mauvaise conscience. De plus en plus nombreux sont ceux qui affirment qu’un autre monde est possible. Et c’est cet espoir qui inspire les postures divergentes de l’art actuel. Au-delà du questionnement se profile une exigence de lucidité critique et une volonté de changement, l’affirmation implicite que nous devons exercer notre responsabilité humaine, agissante.
Ainsi, l’art va de plus en plus diverger de la société humaine telle que nous l’endurons, si nous ne la transformons pas. Les utopies d’esthétisation de la vie et de notre environnement (architecture, design, etc.) sont tout aussi éloignées de la réalité que de nos priorités. Le progrès technologique et l’omniprésence financière ne constituent certainement pas la solution aux urgences de l’humanité. Penser et mettre en œuvre un autre monde, c’est à quoi les artistes, sans se prendre pour des démiurges, peuvent contribuer très efficacement et avec persévérance par leur questionnement.
Nous devons pour y parvenir dépasser les concepts de linéarité et d’adaptation, pour adopter ceux d’arabesque et de divergence. Le plus grand des hommages doit être rendu à Darwin, mais l’idée d’adaptation ne suffit pas pour comprendre l’évolution de l’espèce humaine. Seule la divergence peut l’expliquer, une série incessante de questionnements et de projets, de ruptures volontaires, créatrices. L’histoire de l’art en est une illustration incontournable. Toute création est une divergence. Prométhée n’était pas un adapté, mais un révolté. Darwin fut un divergent.
Le linéaire en Occident a fait son œuvre. C’est désormais dans les arabesques et les divergences que nous pourrons construire la vie. L’art de l’avenir sera de plus en plus divergent. Il exigera avec de plus en plus d’insistance une mutation humaine. Une mutation éthique.
Hervé Fischer

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Art et progrès

Je ne crains pas de l’affirmer, contrairement au slogan habituel des intellectuels de bon ton : l’art change le monde. Un artiste peut changer le monde au moins autant que tel chef d’État, tel philosophe ou tel scientifique que l’histoire célèbre légitimement. Les esprits brillants qui le nient avec un sourire désolé, en s’en remettant à leur scepticisme habituel, qu’ils prennent pour de l’intelligence, feraient mieux d’y réfléchir. L’art change le monde autant que les idées, aussi peu et tout autant, c’est-à-dire beaucoup. Avec cette différence que les idées ne changent pas toujours le monde pour le meilleur, il s’en faut de beaucoup. La politique change le monde, mais souvent pour le pire. Les fascismes et les dictatures détruisent le monde. Ce n’est jamais le cas de l’art. Lorsqu’il a une influence, c’est toujours pour le meilleur.
Je ne reconnais pas de différence de nature entre l’art et la philosophie. Sans nier, bien au contraire, leur différence de moyens d’analyse et d’expression. En tant que peintre je me sens souvent proche de l’écriture. Je sais que je viens encore d’énoncer deux idées à contre-courant de l’évidence qui circule, et qui me condamnent aux yeux des adeptes de catégorisations. Ce sont eux qui s’en remettent à des lieux communs anciens, du rationalisme le plus classique et le plus réducteur.
Pourquoi cette obsession de changer le monde? Parce qu’il est aujourd’hui un scandale permanent du point de vue éthique.
Artiste, philosophe, chercheur scientifique ou dirigeant politique, c’est l’homme qui change le monde. Dans le domaine artistique, cela ne suppose pas de faire de l’art politique, que ce soit de propagande réaliste socialiste. L’art change le monde lorsqu’il explore notre image du monde, notre sensibilité et les rend visibles; lorsqu’il en déchiffre les structures et les valeurs, et prend position visuellement à leur égard, soit en les célébrant, soit en les refusant, soit en en proposant de nouvelles. Il n’est pas nécessaire qu’il dénonce explicitement la guerre, la misère, l’exploitation humaine, l’injustice ou l’hypocrisie. Il suffit qu’il mette à nu les structures mentales et les valeurs dont découlent ces situations inacceptables.
Et pour y parvenir, toutes les technologies sont légitimes, que ce soient la danse ou la sculpture, l’architecture ou la musique, la peinture ou l’informatique. Les arts numériques ont le mérite d’explorer la technoscience et l’âge du numérique. C’est une vertu majeure. Mis ils tombent souvent dans le travers des communications de masse, de l’interactivité ludique et de la culture de distraction. Tel n’est pas le cas des arts scientifiques, qui contribuent significativement aux grands débats de société de notre époque et à des prises de conscience au niveau bioéthique.
Il faut cependant sans cesse rappeler que l’art ne peut pas devenir dépendant du progrès technologique. Il peut, il doit s’y intéresser, mais ce n’est pas la technologie qui fait l’art, qui détermine la valeur, ni la puissance d’expression de l’art.Ce n’est pas un thème central de l’art, comme plusieurs l’affirment aujourd’hui avec un zèle prosélytique. L’art est une création du cerveau et de la psyché de l’homme, pas d’un ordinateur, ni d’un algorithme, aussi puissants et actuels puissent-ils paraître. Au contraire : plus la technologie informatique est sophistiquée, plus l’art qui y recourt est éphémère et perd de son efficacité.
Le lien qui compte, c’est celui entre l’art et le degré de conscience de l’homme, ou, en d’autres termes, entre l’art et l’humanisme, entre l’art et le progrès humain.
Nous abordons ainsi les rapports entre l’art, le beau et le bien : un thème ancien, sur lequel nous reviendrons, car il demeure des plus actuels. Il faut le rappeler aux créateurs qui se consacrent aux arts numériques.
Hervé Fischer

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L’urgence de l’art face à la crise

La crise contemporaine de l’art, d’une grande et triste évidence, qui est devenue un thème constant de débats intellectuels d’initiés, mais de polémiques superficielles, reflète surtout la crise sociale généralisée de sens et de valeurs que nous traversons. C’est à ce seul titre de témoignage ou de révélateur, qu’elle peut nous intéresser. Pas du point de vue artistique. Et elle ne devrait aucunement nous désespérer, car elle ne concerne que l’art actuel. Personne ne devrait en déduire de conclusion négative sur l’importance de l’art, ni sur son avenir. C’est donc d’abord à la société que nous devrions penser, à sa mutation. Et c’est seulement ainsi que nous trouverons réponse au questionnement sur l’art et sur son avenir.
Dans le charivari social actuel, dû au puissant moteur de transformation de la technoscience et à la pensée unique, terriblement réductrice, que nous impose l’idéologie économique et financière, la pensée philosophique est plus importante que jamais, comme je le répète à toutes occasions. Elle n’est pas surannée, comme le croient beaucoup. Le temps n’est plus tant à l’action, comme le réclamait si légitimement Marx au XIXe siècle en condamnant les effets pervers de l’idéalisme bourgeois. De l’action, de l’agitation, nous en avons beaucoup, beaucoup trop par les temps qui courent, et de moins en moins de pensée. Il nous faut à nouveau de la philosophie, actuelle et lucide, pour comprendre où nous allons, à une vitesse exponentielle, sans boussole. Nous rencontrons une urgence vitale de philosophie.
Mais j’ajouterai que l’urgence vaut aussi pour l’art.
Beaucoup ont parlé de la mort de l’art. Mais paradoxalement, alors que la crise de l’art contemporain est proclamée à tous les horizons, l’art, comme la philosophie, est plus nécessaire que jamais, pas comme légitimation, que ce soit des religions ou du capitalisme, mais comme analyse du rapport de l’homme au monde. Hegel, enfermé dans sa vision historique des étapes successives de la religion, de l’art et de la philosophie visant l’accomplissement et le règne final de la Raison, pensait que l’art est chose du passé. Mais, malgré les apparences actuelles, l’art n’est pas moribond. L’avenir de l’art est à la mesure de l’avenir lui-même, immense.
Et je tiens à le souligner pour ceux qui s’étonneraient que je puisse en 2009 écrire sur l’avenir de l’art, après avoir publié en 1981 L’Histoire de l’art est terminée. Car c’est au nom de l’avenir de l’art que je dénonçais déjà à l’époque ses contorsions avant-gardistes et son obsession historique inévitablement morbide.
L’art n’est pas plus obsolète que la philosophie. Tous deux explorent l’image du monde actuel, notre cosmogonie contemporaine. Tous deux nous aident à nous comprendre nous-mêmes et à nous orienter dans l’avenir que nous construisons. La vitesse ne suffit pas pour édifier l’avenir. Il faut aussi pour le décider commencer par le concevoir et par le choisir. L’art autant que la philosophie, quoiqu’en ait écrit Hegel, contribuent à notre conscience et à notre intelligibilité de notre rapport au monde. Peut-être même les déterminent-ils. Comment nous en passer ? Comment les juger dépassés ? Et comment ne pas s’objecter à leur dévalorisation, comme si la mode ou le temps en étaient terminés ! Comment ne pas tenter de surmonter la crise où nos contemporains tendent à les enterrer!

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Peinture et représentation

Arnaud Fischer DSC2858

Les arts numériques visent la perfection technique du simulacre, éventuellement en trois dimensions, dont les éclairages, les textures, les colorations, voire la fluidité du mouvement, soient capables de créer la parfaite illusion d’une perception réaliste. En ce sens, ils tentent de relever le même défi que les peintres qui, depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle, ont tenté de recréer une imitation aussi parfaite que possible de la réalité, même lorsque cette réalité est savamment recomposée pour célébrer des scènes mythologiques, historiques, bourgeoises, voire des natures mortes. Et c’est sans compter le concours de réalisme entre les peintres grecs Xeusis et Parrhasius, dont les grains de raisin ou le rideau pouvaient tromper notre perception, les peintres spécialisés dans le trompe-l’œil, le mouvement récent de l’hyperréalisme, ou l’école actuelle de ceux qui composent des scènes sophistiquées de personnages et de décors et en recolorent l’agrandissement photographique .
De fait, les arts numériques, pris au piège de la perfection informatique, voudraient faire encore mieux que la photographie, en y ajoutant la troisième dimension, le mouvement, l’interactivité et le son, grâce au multimédia. Cette logique les situe paradoxalement dans une attitude anachronique par rapport à la peinture actuelle, qui, précisément, a pu se libérer de la servilité réaliste grâce à l’alternative de la photographie, et explorer ainsi les limites de ses capacités et de sa liberté d’expression. C’est oublier aussi que même la photographie a su se libérer elle-même de cette soumission au réalisme et devenir un mode d’expression créatif. L’ambition du numérique d’être plus «vrai» que le réel, crée souvent cet effet d’ennui des œuvres tirées en haute définition sur du papier photographique supérieur et glacé, ou des animations hyperréelles en haute définition. Les arts numériques n’y échappent souvent qu’en cultivant un esprit de divertissement et une interactivité qui amusent les foules, mais où ils perdent finalement tout intérêt artistique. L’image créée par ordinateur, ou « image de synthèse », comme on l’appelle à juste titre, est trop précise pour rivaliser avec la force d’expression de l’écriture picturale.

Synthèse ou signe
L’ image de « synthèse » relève de l’artisanat, et sa perfection lui enlève tout statut d’image et donc d’art. L’art suppose non pas la synthèse, mais la soustraction, la réduction du multisensoriel au seul visuel, de la réalité à son seul signe. J’aime dans la peinture, le dessin ou la sculpture l’imperfection qui témoigne du processus exaltant de la création, de la recherche, du défi humain. C’est ce qui nous fascine dans l’esquisse, dans la sculpture que Rodin dégage du marbre brut. La perfection achevée est un astre mort, qui ne vibre plus et nous laisse insensible. La réalité augmentée du numérique, la finesse des détails, l’évidence de la réalité tue l’imagination du spectateur, le confrontant à une question simplement technologique, d’où toute approche critique est évacuée.
La force d’expression de l’art n’est plus aujourd’hui – et n’a peut-être jamais vraiment été – dans l’imitation réaliste des objets. Elle n’est pas dans le simulacre ou l’illusion, mais au contraire dans la liberté que prend l’artiste par rapport à l’imitation servile, dans la divergence. Entre synthèse et signe, la peinture choisit le moins, qui devient le plus : le signe. L’image de synthèse relève de l’artisanat, tandis que le signe pictural accède à l’art. La peinture ne saurait, viser la représentation, mais plutôt la présentation d’une liberté de la perception. La peinture n’est pas une photographie, mais une écriture, qui tend souvent à l’idéogramme.
Peindre, c’est écrire sur une feuille blanche dont le fond isole l’idéogramme de la réalité et lui confère son pouvoir calligraphique et iconique. Peindre un dieu ou un code barres, ce n’est pas peindre la réalité, ce n’est pas représenter, présenter une clé virtuelle d’interprétation du monde ; c’est évoquer. Cosa mentale.
Hervé Fischer

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Le nouveau sentiment de la nature

Arnaud Fischer DSC2856
La nature était jadis habitée par les esprits et les dieux. Elle avait créé l’univers et les hommes. On lui rendait hommage dans tous les animismes et les innombrables mythes de l’origine. On la craignait. On lui sacrifiait des enfants, des vierges. Elle était sacrée. Les hommes l’ont célébré avec des icônes: le rocher chinois, le bouquet de fleurs japonais, le masque, le corps de l’athlète grec en marbre, la nature morte classique, le monochrome ou l’art abstrait au fil des siècles et des cultures..
Entre temps, l’idéalisme platonicien et les monothéismes l’ont reléguée à la matière, celle qui nous trompe, celle qui nous entraîne dans le péché. Ils ont instauré les icônes de la croix ou du clocher d’église, tandis qu’on dévalorisait, voire condamnait la nature, comme le corps – jugé impur. Puis on en a fait une machine, dans la foulée des animaux-machines de Descartes, et on l’a soumise à une science alchimique, mécanique, puis physique. On en a fait un système suisse d’horlogerie perpétuelle, qui comptait les jours et les heures avec exactitude. Et on opposait toujours encore ses mécanismes ordinaires à la noblesse de l’homme, créé à l’image de dieu et doté d’une âme immatérielle. L’homme veilla donc à exploiter et maîtriser cette nature qu’il mit à son service sans ménagement, et qui devenait triviale: une commodité, comme disent les Anglais.
Le romantisme a redécouvert au XIXe siècle l’émotion, le mystère, la beauté inspirante d’une nature poétique, lunaire, sauvage et originelle qu’on avait oublié. On inventa un nouveau mythe, gothique, de la nature que célébrèrent les poètes et les peintres, puis les vacanciers, les sportifs, et… les promoteurs immobiliers. Simultanément, l’industrie en exploitait sans retenue les ressources naturelles, le bois, le charbon, le pétrole, les minéraux, l’eau, jusqu’à ce que naisse en contrepoint une nouvelle conscience de la nature, cette fois écologique. On accusa l’industrie, on pleura sur la fragilité des écosystèmes. On prit conscience de la globalité des problèmes de pollution et des équilibres de l’environnement. Et les technologies numériques nous révélèrent la beauté de l’univers lointain ainsi que de la petite planète bleue. Mais les images numériques par satellites découvrirent aussi les trous dans l’ozone des pôles, la pollution des océans, la déforestation, la fonte des glaces. Notre vision de la nature devint non plus intimiste, mais planétaire, voire astrophysique, toujours numérique. Et cette nouvelle image scientifique de la nature qui en révélait la beauté et la fragilité s’accompagna d’un nouveau romantisme technoscientifique ou numérique qui domine aujourd’hui.
Nous sommes désormais passés, comme l’a souligné la Société géographique de Londres, après le néolithique, l’âge du feu, du fer, etc., à l’anthropocène, l’âge où l’empreinte de l’homme sur l’univers devient plus puissante que les mouvements géologiques. L’âge du numérique lui est directement lié. Voilà une constatation qui soulève des questions gigantesques et inédites.

Cette nouvelle naturalité, c’est celle que peindraient aujourd’hui Cézanne, Monet, Gauguin, les fauvistes, en fausses couleurs et en données quantitatives capables d’exprimer notre nouvelle compréhension de la nature, notre nouveau rapport humain à elle, nos émotions éconumériques, esthétiques, mais aussi lourdement chargées d’anxiété. Car cette nature semble vouloir s’assombrir, noircir, abandonner l’éternité cyclique rassurante qu’on lui attribuait, pour tomber dans l’éphémérité et s’exposer à la disparition.
Telle est l’hypernaturalité que je tente d’explorer, que ce soit pour l’exposer aux regards, la célébrer, l’exorciser ou en sauver temporairement la mémoire.
Hervé Fischer

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Spéculation, passion et anxiété – NASDAQ an 2000

Arnaud Fischer
mardi 1 juillet 2008
Une esthétique quantitative

L’esthétique est traditionnellement associée à des qualités expressives. Elle évoque une sensibilité et un style. Celui d’un pays et d’une civilisation : égyptien ou africain, inca ou victorien, etc. ; et celui d’une culture, voire d’une école : classique, baroque, romantique, impressionniste, fauviste, cubiste, symbolique, surréaliste, abstrait, expressionniste, bauhaus, constructiviste, gestuel, minimal, conceptuel, etc. On s’aperçoit que chaque esthétique est aussi associée à un mouvement artistique, architectural, musical, chorégraphique, cinématographique, etc. Il faut renoncer à l’idée philosophique d’une esthétique générale, au sens de Kant d’un jugement universel sur le beau, qui serait inné ou relèverait d’une idéologie idéaliste. On ne peut qu’historiciser et sociologiser l’esthétique. Voilà ce qu’il faut d’abord souligner.

Dès lors, on pourra mieux répondre à la question : quelle est l’esthétique actuelle? À la fin du XXe siècle, elle a été postmoderne, au sens d’un mélange hétéroclite de styles, reflétant une crise des grands récits fondateurs, du rationalisme et des valeurs dites modernes. Qu’est-il ressorti de cette crise? Une remise en question radicale et polémique de l’art contemporain. Dénonciations et pamphlets se sont succédées, dans un dialogue de sourds témoignant d’un désarroi général.

Au-delà de cette querelle de chapelles et de cette perte de sens de l’art, revenons à l’essentiel. Toute esthétique renvoie à une image du monde, celle d’un moment socio-historique, qui comporte chaque fois des structures et une sensibilité spécifique.

L’image du monde actuel n’est plus linéaire, ni qualitative, mais éclatée ou fragmentée et quantitative.
Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet
ont fait place aux trous d’ozone polaires
et aux variations thermiques des océans

L’interprétation technoscientifique du monde en ce début de XXIe siècle est exprimée en diagrammes, variations statistiques, fréquences, et selon des codes de couleur qui désignent les types de variations que l’on compare et associe. Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet ont fait place aux trous d’ozone polaires et aux variations thermiques des océans. Cette nouvelle naturalité ou hypernaturalité est fondée sur des liens, des concomitances, des variations de quantités, d’énergie, de températures, démographiques, économiques et financières, écologiques, de danger, de popularité, etc. Tout est mesuré et lié. Ce structuralisme quantitatif, comme l’a appelé le sociologue français Abraham Moles, constitue aujourd’hui le ressort même, cognitif et instrumental, de notre rapport au monde. Oublions le symbolisme, le surréalisme, la linguistique, la géométrie minimaliste, les émotions poétiques, les introspections de l’inconscient : notre société néolibérale et de consommation est quantitative. Les écarts de développement, de pauvreté, d’éducation, d’opinion, et même de styles de vie, comme on dit en marketing, sont définis quantitativement. L’écologie, la liberté d’expression, la qualité de vie, toutes les qualités, en fait, sont mesurées et quantifiées. Cela nous conduit à une esthétique quantitative.

Oublions l’art gestuel ou abstrait, la performance, le body art, le post-expressionnisme ou le néo-baroque. Oublions les arts relationnels ou contextuels, les méandres de la communication et les stratégies de la cybernétique. Le sens et l’essence du monde actuel sont devenus quantitatifs. Et posons-nous la question d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une poésie du quantitatif.

Bien sûr, nous ne revenons pas avec cette approche aux idées traditionnelles du nombre d’or, ni aux conceptions numériques de la musique et de l’architecture. Nous parlons bien de quantités, comme on parlerait de solides, et de la variation de leurs poids ou de leurs volumes. Il faut prendre ici le concept du quantitatif en son sens le plus trivial. Ordre et désordre se mesurent. Les catastrophes et les succès aussi. Le sens du monde actuel, son progrès économique, social, éthique s’exprime désormais en variations strictement quantitatives. On s’y est refusé parce qu’on jugeait le quantitatif non poétique, trivial. Il n’en est rien. En prendre conscience donne souvent le vertige et crée des émotions. À coup sûr. Et de là surgit cette nouvelle esthétique du quantitatif qui caractérise notre époque, même si nous n’en avons pas encore vraiment pris conscience dans les milieux artistiques.

Rien d’étonnant, dès lors, que nous recourrions aux diagrammes et aux fausses couleurs pour mettre ce monde numérique en images, que ce soit dans les arts scientifiques, ou en architecture, dans le design industriel ou en chorégraphie.

En fait, contrairement aux préjugés flous les plus répandus, l’esthétique n’a jamais été qualitative, mais une affaire de thème et de style. Je vous propose donc de réfléchir davantage à cette esthétique quantitative, que nous devons inventer, avec autant d’audace que nous avons inventé précédemment le réalisme ou le fauvisme, la musique baroque ou aléatoire, le constructivisme ou le postmoderne. L’esthétique quantitative n’est pas moins fascinante et prometteuse. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix. Le choc du quantitatif, c’est l’esthétique de notre temps.

Hervé Fischer

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Une esthétique quantitative

Arnaud Fischer 0012

Le ciel – Airbus/Boeing, 1974-1999

L’esthétique est traditionnellement associée à des qualités expressives. Elle évoque une sensibilité et un style. Celui d’un pays et d’une civilisation : égyptien ou africain, inca ou victorien, etc. ; et celui d’une culture, voire d’une école : classique, baroque, romantique, impressionniste, fauviste, cubiste, symbolique, surréaliste, abstrait, expressionniste, bauhaus, constructiviste, gestuel, minimal, conceptuel, etc. On s’aperçoit que chaque esthétique est aussi associée à un mouvement artistique, architectural, musical, chorégraphique, cinématographique, etc. Il faut renoncer à l’idée philosophique d’une esthétique générale, au sens de Kant d’un jugement universel sur le beau, qui serait inné ou relèverait d’une idéologie idéaliste. On ne peut qu’historiciser et sociologiser l’esthétique. Voilà ce qu’il faut d’abord souligner.

Dès lors, on pourra mieux répondre à la question : quelle est l’esthétique actuelle? À la fin du XXe siècle, elle a été postmoderne, au sens d’un mélange hétéroclite de styles, reflétant une crise des grands récits fondateurs, du rationalisme et des valeurs dites modernes. Qu’est-il ressorti de cette crise? Une remise en question radicale et polémique de l’art contemporain. Dénonciations et pamphlets se sont succédées, dans un dialogue de sourds témoignant d’un désarroi général.

Au-delà de cette querelle de chapelles et de cette perte de sens de l’art, revenons à l’essentiel. Toute esthétique renvoie à une image du monde, celle d’un moment socio-historique, qui comporte chaque fois des structures et une sensibilité spécifique.

L’image du monde actuel n’est plus linéaire, ni qualitative, mais éclatée ou fragmentée et quantitative.

Le choc du quantitatif

L’interprétation technoscientifique du monde en ce début de XXIe siècle est exprimée en diagrammes, variations statistiques, fréquences, et selon des codes de couleur qui désignent les types de variations que l’on compare et associe. Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet ont fait place aux trous d’ozone polaires et aux variations thermiques des océans. Cette nouvelle naturalité ou hypernaturalité est fondée sur des liens, des concomitances, des variations de quantités, d’énergie, de températures, démographiques, économiques et financières, écologiques, de danger, de popularité, etc. Tout est mesuré et lié. Ce structuralisme quantitatif, comme l’a appelé le sociologue français Abraham Moles, constitue aujourd’hui le ressort même, cognitif et instrumental, de notre rapport au monde. Oublions le symbolisme, le surréalisme, la linguistique, la géométrie minimaliste, les émotions poétiques, les introspections de l’inconscient : notre société néolibérale et de consommation est quantitative. Les écarts de développement, de pauvreté, d’éducation, d’opinion, et même de styles de vie, comme on dit en marketing, sont définis quantitativement. L’écologie, la liberté d’expression, la qualité de vie, toutes les qualités, en fait, sont mesurées et quantifiées. Cela nous conduit à une esthétique quantitative.

Oublions l’art gestuel ou abstrait, la performance, le body art, le post-expressionnisme ou le néo-baroque. Oublions les arts relationnels ou contextuels, les méandres de la communication et les stratégies de la cybernétique. Le sens et l’essence du monde actuel sont devenus quantitatifs. Et posons-nous la question d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une poésie du quantitatif.

Bien sûr, nous ne revenons pas avec cette approche aux idées traditionnelles du nombre d’or, ni aux conceptions numériques de la musique et de l’architecture. Nous parlons bien de quantités, comme on parlerait de solides, et de la variation de leurs poids ou de leurs volumes. Il faut prendre ici le concept du quantitatif en son sens le plus trivial. Ordre et désordre se mesurent. Les catastrophes et les succès aussi. Le sens du monde actuel, son progrès économique, social, éthique s’exprime désormais en variations strictement quantitatives. On s’y est refusé parce qu’on jugeait le quantitatif non poétique, trivial. Il n’en est rien. En prendre conscience donne souvent le vertige et crée des émotions. À coup sûr. Et de là surgit cette nouvelle esthétique du quantitatif qui caractérise notre époque, même si nous n’en avons pas encore vraiment pris conscience dans les milieux artistiques.

Rien d’étonnant, dès lors, que nous recourrions aux diagrammes et aux fausses couleurs pour mettre ce monde numérique en images, que ce soit dans les arts scientifiques, ou en architecture, dans le design industriel ou en chorégraphie.

En fait, contrairement aux préjugés flous les plus répandus, l’esthétique n’a jamais été qualitative, mais une affaire de thème et de style. Je vous propose donc de réfléchir davantage à cette esthétique quantitative, que nous devons inventer, avec autant d’audace que nous avons inventé précédemment le réalisme ou le fauvisme, la musique baroque ou aléatoire, le constructivisme ou le postmoderne. L’esthétique quantitative n’est pas moins fascinante et prometteuse. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix. Le choc du quantitatif, c’est l’esthétique de notre temps.

Hervé Fischer