Je ne crains pas de l’affirmer, contrairement au slogan habituel des intellectuels de bon ton : l’art change le monde. Un artiste peut changer le monde au moins autant que tel chef d’État, tel philosophe ou tel scientifique que l’histoire célèbre légitimement. Les esprits brillants qui le nient avec un sourire désolé, en s’en remettant à leur scepticisme habituel, qu’ils prennent pour de l’intelligence, feraient mieux d’y réfléchir. L’art change le monde autant que les idées, aussi peu et tout autant, c’est-à-dire beaucoup. Avec cette différence que les idées ne changent pas toujours le monde pour le meilleur, il s’en faut de beaucoup. La politique change le monde, mais souvent pour le pire. Les fascismes et les dictatures détruisent le monde. Ce n’est jamais le cas de l’art. Lorsqu’il a une influence, c’est toujours pour le meilleur.
Je ne reconnais pas de différence de nature entre l’art et la philosophie. Sans nier, bien au contraire, leur différence de moyens d’analyse et d’expression. En tant que peintre je me sens souvent proche de l’écriture. Je sais que je viens encore d’énoncer deux idées à contre-courant de l’évidence qui circule, et qui me condamnent aux yeux des adeptes de catégorisations. Ce sont eux qui s’en remettent à des lieux communs anciens, du rationalisme le plus classique et le plus réducteur.
Pourquoi cette obsession de changer le monde? Parce qu’il est aujourd’hui un scandale permanent du point de vue éthique.
Artiste, philosophe, chercheur scientifique ou dirigeant politique, c’est l’homme qui change le monde. Dans le domaine artistique, cela ne suppose pas de faire de l’art politique, que ce soit de propagande réaliste socialiste. L’art change le monde lorsqu’il explore notre image du monde, notre sensibilité et les rend visibles; lorsqu’il en déchiffre les structures et les valeurs, et prend position visuellement à leur égard, soit en les célébrant, soit en les refusant, soit en en proposant de nouvelles. Il n’est pas nécessaire qu’il dénonce explicitement la guerre, la misère, l’exploitation humaine, l’injustice ou l’hypocrisie. Il suffit qu’il mette à nu les structures mentales et les valeurs dont découlent ces situations inacceptables.
Et pour y parvenir, toutes les technologies sont légitimes, que ce soient la danse ou la sculpture, l’architecture ou la musique, la peinture ou l’informatique. Les arts numériques ont le mérite d’explorer la technoscience et l’âge du numérique. C’est une vertu majeure. Mis ils tombent souvent dans le travers des communications de masse, de l’interactivité ludique et de la culture de distraction. Tel n’est pas le cas des arts scientifiques, qui contribuent significativement aux grands débats de société de notre époque et à des prises de conscience au niveau bioéthique.
Il faut cependant sans cesse rappeler que l’art ne peut pas devenir dépendant du progrès technologique. Il peut, il doit s’y intéresser, mais ce n’est pas la technologie qui fait l’art, qui détermine la valeur, ni la puissance d’expression de l’art.Ce n’est pas un thème central de l’art, comme plusieurs l’affirment aujourd’hui avec un zèle prosélytique. L’art est une création du cerveau et de la psyché de l’homme, pas d’un ordinateur, ni d’un algorithme, aussi puissants et actuels puissent-ils paraître. Au contraire : plus la technologie informatique est sophistiquée, plus l’art qui y recourt est éphémère et perd de son efficacité.
Le lien qui compte, c’est celui entre l’art et le degré de conscience de l’homme, ou, en d’autres termes, entre l’art et l’humanisme, entre l’art et le progrès humain.
Nous abordons ainsi les rapports entre l’art, le beau et le bien : un thème ancien, sur lequel nous reviendrons, car il demeure des plus actuels. Il faut le rappeler aux créateurs qui se consacrent aux arts numériques.
Hervé Fischer
Mois : mai 2009
L’urgence de l’art face à la crise
La crise contemporaine de l’art, d’une grande et triste évidence, qui est devenue un thème constant de débats intellectuels d’initiés, mais de polémiques superficielles, reflète surtout la crise sociale généralisée de sens et de valeurs que nous traversons. C’est à ce seul titre de témoignage ou de révélateur, qu’elle peut nous intéresser. Pas du point de vue artistique. Et elle ne devrait aucunement nous désespérer, car elle ne concerne que l’art actuel. Personne ne devrait en déduire de conclusion négative sur l’importance de l’art, ni sur son avenir. C’est donc d’abord à la société que nous devrions penser, à sa mutation. Et c’est seulement ainsi que nous trouverons réponse au questionnement sur l’art et sur son avenir.
Dans le charivari social actuel, dû au puissant moteur de transformation de la technoscience et à la pensée unique, terriblement réductrice, que nous impose l’idéologie économique et financière, la pensée philosophique est plus importante que jamais, comme je le répète à toutes occasions. Elle n’est pas surannée, comme le croient beaucoup. Le temps n’est plus tant à l’action, comme le réclamait si légitimement Marx au XIXe siècle en condamnant les effets pervers de l’idéalisme bourgeois. De l’action, de l’agitation, nous en avons beaucoup, beaucoup trop par les temps qui courent, et de moins en moins de pensée. Il nous faut à nouveau de la philosophie, actuelle et lucide, pour comprendre où nous allons, à une vitesse exponentielle, sans boussole. Nous rencontrons une urgence vitale de philosophie.
Mais j’ajouterai que l’urgence vaut aussi pour l’art.
Beaucoup ont parlé de la mort de l’art. Mais paradoxalement, alors que la crise de l’art contemporain est proclamée à tous les horizons, l’art, comme la philosophie, est plus nécessaire que jamais, pas comme légitimation, que ce soit des religions ou du capitalisme, mais comme analyse du rapport de l’homme au monde. Hegel, enfermé dans sa vision historique des étapes successives de la religion, de l’art et de la philosophie visant l’accomplissement et le règne final de la Raison, pensait que l’art est chose du passé. Mais, malgré les apparences actuelles, l’art n’est pas moribond. L’avenir de l’art est à la mesure de l’avenir lui-même, immense.
Et je tiens à le souligner pour ceux qui s’étonneraient que je puisse en 2009 écrire sur l’avenir de l’art, après avoir publié en 1981 L’Histoire de l’art est terminée. Car c’est au nom de l’avenir de l’art que je dénonçais déjà à l’époque ses contorsions avant-gardistes et son obsession historique inévitablement morbide.
L’art n’est pas plus obsolète que la philosophie. Tous deux explorent l’image du monde actuel, notre cosmogonie contemporaine. Tous deux nous aident à nous comprendre nous-mêmes et à nous orienter dans l’avenir que nous construisons. La vitesse ne suffit pas pour édifier l’avenir. Il faut aussi pour le décider commencer par le concevoir et par le choisir. L’art autant que la philosophie, quoiqu’en ait écrit Hegel, contribuent à notre conscience et à notre intelligibilité de notre rapport au monde. Peut-être même les déterminent-ils. Comment nous en passer ? Comment les juger dépassés ? Et comment ne pas s’objecter à leur dévalorisation, comme si la mode ou le temps en étaient terminés ! Comment ne pas tenter de surmonter la crise où nos contemporains tendent à les enterrer!