Nous observons, au moins depuis la Renaissance, que nous réorganisons constamment le cosmos.
En 1961 Pierre Restany, dénonçant l’endormissement des peintres de l’Ecole de Paris, lançait le « Nouveau réalisme » et écrivait : « Ce que nous sommes en train de redécouvrir, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, c’est un nouveau sens de la nature contemporaine, industrielle, mécanique, publicitaire ».
Puis, en 1987, à la suite d’un voyage en Amazonie, il a, à l’opposé, lancé avec l’artiste brésilien Frans Kracjberg le manifeste du Rio Negro, dit du « naturalisme intégral ».
En optant pour l’idée de « nouvelle nature », je propose de reconnaître l’importance déterminante des nouveaux paramètres de notre sensibilité et de notre interprétation de l’univers: une nature numérique.
– Notre sensibilité est devenue numérique et écologique. La nature n’est plus intimiste, mais planétaire. Elle n’est plus puissante et exploitable, mais fragile et menacée. Elle n’est plus visuelle, mais scientifique. Elle n’est plus sentimentale, mais politique. Nous la constituons, nous l’interprétons, nous l’instrumentons avec des algorithmes et des fichiers numériques ; nous l’affichons en fausses couleurs sur nos écrans pour la connaître et la gérer.
– Notre économie aussi est devenue numérique et planétaire. Elle nous domine comme une pensée unidimensionnelle, une nouvelle cosmogonie, mais elle demeure paradoxalement incohérente, imprévisible, extrêmement fragile et nerveuse aussi. Nous tentons de la comprendre avec des algorithmes et des diagrammes sur nos tableaux de bord électroniques pour la piloter comme un être complexe, capable d’être aussi créateur que destructeur, qui a envahi notre planète et hante notre conscience. Nous sommes soumis à une économie aussi imaginaire que quantitative, paranoïaque que virtuelle. Une sorte de nouvelle religion triviale. C’est Wall Street qui fait la météo quotidienne de nos spéculateurs et des masses.
– Notre nature sociale a radicalement changé elle aussi. Elle n’est plus mécanique ni organique, matérialiste ni structurelle, psychologique ni psychanalytique. Elle est devenue, comme l’univers lui-même, un hypertexte de liens, un agrégat de réseaux sociaux, où nous nous intégrons à distance en temps réel et sans discontinuer, où nous nous identifions à des avatars dans des jeux de rôles, où nous surfons, sautons de lien en lien, où nous cherchons des amis, l’amour, la réussite dans des mondes virtuels parallèles. C’est donc là aussi que migrent de plus en plus nos entreprises, nos institutions et nos idéologies pour nous rejoindre directement. Nous ne sommes plus à la maison.
– Notre nature humaine n’a plus de profondeur. Elle a perdu le mystère de son introspection individuelle unique. Elle se tisse par agrégats d’informations à l’intersection des réseaux numériques, à la surface des écrans. Nous sommes devenus des codes-barres, des petits paquets d’ADN, des fichiers numériques dans des flux de données mobiles dont les algorithmes sont géolocalisés, scrutés et gérés par nos politiciens, nos policiers, nos agences de marketing, nos chercheurs scientifiques et même nous-mêmes.
– Notre éthique aussi est devenue planétaire. Elle n’est plus religieuse ni psychologique. Elle n’est plus basée sur des consciences individuelles et solitaires, mais sur des solidarités hypertextuelles ; elle s’abreuve à des flux d’informations écraniques qui nous angoissent et nous obligent à sauver non plus notre âme, mais le monde. Notre éthique est devenue hyperhumaniste.
– Notre nature est orpheline. Elle n’a plus de créateur. Et elle a tellement changé, elle est devenue si globale, réactive et connective, fragile et créatrice, que nous devons en assumer nous-mêmes la pleine responsabilité. Cette hypernature, c’est nous-mêmes. Le dualisme traditionnel n’a plus cours. Nous ne pouvons plus opposer la nature à la culture, à l’humanisme, à l’esprit, à la technologie. Nous sommes la nature, sa matière la plus évoluée, sa tête chercheuse ; et sa plus étonnante intelligence divergente. Notre technoscience est notre humanisme. La nature est devenue technoscientifique. Nous ne pouvons plus être passifs, ni soumis, mais nous devons nous engager, être volontaristes et proactifs. Le sens e relève plus de la lecture, mais de la volonté. Ce n’est plus le soleil qui se lève chaque matin, c’est nous.
– Plus que jamais, c’est à l’artiste philosophe de prendre conscience de ce nouveau monde, de l’éclairer, de le modéliser, comme les scientifiques. C’est à lui aussi de le connaître, de le questionner, avec une nouvelle fascination critique, d’en explorer la sensibilité et d’élaborer un langage visuel actuel, selon sa nouvelle esthétique quantitative et numérique. Il lui revient d’en exposer les icones. Ainsi, il y a plus de codes-barres sur la planète aujourd’hui qu’il n’y a eu de crucifix en deux mille ans.
– Cette nouvelle nature tissée de liens scientifiques, comme un réseau d’informations et d’algorithmes, comme un hypertexte, je l’appelle « hypernature », tant pour sa globalité planétaire que pour la connaissance que nous en construisons par agrégats de liens. Elle n’est plus impressionniste, fauviste ou cubiste, mais c’est elle que peindraient aujourd’hui Cézanne, Gauguin, Matisse, en fausses couleurs et en données quantitatives capables d’exprimer notre nouvelle cosmogonie, notre nouvel interface, nos émotions éconumériques, et lourdement chargées d’anxiété. Car cette nature semble vouloir s’assombrir, abandonner l’éternité cyclique rassurante qu’on lui attribuait, pour tomber dans l’éphémérité et s’exposer à la disparition. Aujourd’hui Monet ne peindrait plus les Nymphéas, mais les nuages gazeux de nos galaxies lointaines, les trous d’ozone de nos atmosphères polaires, les variations quantitatives du plancton de nos océans, les images satellitaires des bouleversements climatiques sur nos écrans, les logiques floues de la physique quantique, les scintillements de nos accélérateurs de particules, l’instabilité des balayages électroniques d’images de nos télévisions, le mapping de nos chercheurs en marketing, les agrégats d’informations de nos spéculations boursières et de nos flux de misère humaine.
– Pour rendre compte de ce nouveau monde qui émerge à l’âge du numérique, pour en exprimer les émotions, mais aussi pour en questionner les vertus et les risques plutôt que de nous y engouffrer et y perdre pied, il faut faire un autre choix et résister. Diverger et choisir paradoxalement, malgré la vitesse des flux qui nous séduisent, nous excitent, nous portent et nous consument, le retour à la peinture et le temps ralenti de l’arrêt sur image, qui nous permettent encore de penser et de voir.
Hervé Fischer
Catégorie : cosmogonie
L’urgence de l’art face à la crise
La crise contemporaine de l’art, d’une grande et triste évidence, qui est devenue un thème constant de débats intellectuels d’initiés, mais de polémiques superficielles, reflète surtout la crise sociale généralisée de sens et de valeurs que nous traversons. C’est à ce seul titre de témoignage ou de révélateur, qu’elle peut nous intéresser. Pas du point de vue artistique. Et elle ne devrait aucunement nous désespérer, car elle ne concerne que l’art actuel. Personne ne devrait en déduire de conclusion négative sur l’importance de l’art, ni sur son avenir. C’est donc d’abord à la société que nous devrions penser, à sa mutation. Et c’est seulement ainsi que nous trouverons réponse au questionnement sur l’art et sur son avenir.
Dans le charivari social actuel, dû au puissant moteur de transformation de la technoscience et à la pensée unique, terriblement réductrice, que nous impose l’idéologie économique et financière, la pensée philosophique est plus importante que jamais, comme je le répète à toutes occasions. Elle n’est pas surannée, comme le croient beaucoup. Le temps n’est plus tant à l’action, comme le réclamait si légitimement Marx au XIXe siècle en condamnant les effets pervers de l’idéalisme bourgeois. De l’action, de l’agitation, nous en avons beaucoup, beaucoup trop par les temps qui courent, et de moins en moins de pensée. Il nous faut à nouveau de la philosophie, actuelle et lucide, pour comprendre où nous allons, à une vitesse exponentielle, sans boussole. Nous rencontrons une urgence vitale de philosophie.
Mais j’ajouterai que l’urgence vaut aussi pour l’art.
Beaucoup ont parlé de la mort de l’art. Mais paradoxalement, alors que la crise de l’art contemporain est proclamée à tous les horizons, l’art, comme la philosophie, est plus nécessaire que jamais, pas comme légitimation, que ce soit des religions ou du capitalisme, mais comme analyse du rapport de l’homme au monde. Hegel, enfermé dans sa vision historique des étapes successives de la religion, de l’art et de la philosophie visant l’accomplissement et le règne final de la Raison, pensait que l’art est chose du passé. Mais, malgré les apparences actuelles, l’art n’est pas moribond. L’avenir de l’art est à la mesure de l’avenir lui-même, immense.
Et je tiens à le souligner pour ceux qui s’étonneraient que je puisse en 2009 écrire sur l’avenir de l’art, après avoir publié en 1981 L’Histoire de l’art est terminée. Car c’est au nom de l’avenir de l’art que je dénonçais déjà à l’époque ses contorsions avant-gardistes et son obsession historique inévitablement morbide.
L’art n’est pas plus obsolète que la philosophie. Tous deux explorent l’image du monde actuel, notre cosmogonie contemporaine. Tous deux nous aident à nous comprendre nous-mêmes et à nous orienter dans l’avenir que nous construisons. La vitesse ne suffit pas pour édifier l’avenir. Il faut aussi pour le décider commencer par le concevoir et par le choisir. L’art autant que la philosophie, quoiqu’en ait écrit Hegel, contribuent à notre conscience et à notre intelligibilité de notre rapport au monde. Peut-être même les déterminent-ils. Comment nous en passer ? Comment les juger dépassés ? Et comment ne pas s’objecter à leur dévalorisation, comme si la mode ou le temps en étaient terminés ! Comment ne pas tenter de surmonter la crise où nos contemporains tendent à les enterrer!