Publié le

La théorie freudienne de l’art est ignorante et aberrante

Arnaud Fischer Pulsion

peinture cathodique, 2012

La peinture est une obsession d’artiste. Sexuelle et sublimée? C’est ce que disait Freud. Une obsession, oui. Sexuelle? Non. Beaucoup plus laborieuse, exigeante, difficile, sans orgasme. Une épreuve, parfois une souffrance, un défi, sans aucun apaisement. Épuisante, nécessitant une persévérance souvent pénible, avec des doutes, des incertitudes, bien des états d’esprit que l’expérience sexuelle ne provoque jamais. Une obsession: oui, trois fois oui. Sexuelle: trois fois non. Rien de comparable même entre le plaisir de peindre et la jouissance sexuelle. Deux univers totalement distincts.
Vraiment, je ne crois que Freud savait de quoi il parlait lorsqu’il incriminait l’expérience sexuelle, mais qu’il n’a  jamais su, ni même deviné ce que pouvait être ressentir un artiste. Il  a parlé de l’art sans savoir de quoi il parlait.

Publié le

Art et philosophie, définitions, historique des oppositions et des liens

Arnaud Fischer art%2Bphilo

On définit communément et de façon assez pérenne la philosophie comme la recherche critique de la vérité. Cette recherche se base elle-même sur la définition des notions telles que l’être, la pensée, la conscience, le sujet, l’objet, la raison, la causalité, la perception, le bien, le mal, la liberté, le beau, et sur les liens rationnels que l’on peut établir entre eux. La philosophie présuppose la croyance dans la légitimité du rationalisme.
La définition de l’art, au contraire, a beaucoup évolué historiquement et varié selon la diversité des sociétés. Originellement liée à la magie, puis à la religion, l’art occidental a incarné successivement les idéologies classique, romantique, moderne, avant-gardiste, postmoderne et connu des changements, des polémiques et des crises de plus en plus profonds et rapides, au point de voir sa légitimité remise en question. L’art actuel semble rejeter le système même des beaux-arts au bénéfice d’un art numérique répondant à une esthétique, des critères et une fonction sociale radicalement différents.
Les liens entre philosophie et art ont évolué conséquemment. Depuis Platon, la philosophie a tendu à rejeter l’irrationalisme de l’art, ses inspirations imaginaires, au nom de la raison et de l’histoire (Hegel, Auguste Comte), tout en consacrant un chapitre de la philosophie à l’esthétique (Hegel, Kant, Schelling). Les romantiques ont opposé, à leur tour, radicalement l’inspiration, l’irrationalisme et la sensibilité de l’art à la sécheresse de la logique rationnelle. Nietzsche, après avoir souligné l’antinomie entre la rigueur apollinienne et l’ivresse dionysiaque, a été cependant le premier à remettre en question la recherche de vérité de la philosophie et à réhabiliter conséquemment l’art comme un mode de connaissance alternatif. En ce sens, il a été le premier philosophe postmoderne.
Depuis lors, la remise en question du positivisme et la crise radicale du postrationalisme aidant, beaucoup de philosophes admettent que l’art soit un objet et même un mode de connaissance légitime. Le rapprochement entre l’art et les sciences humaines (psychologie, psychanalyse, sociologie, linguistique, mythanalyse), puis dures (mathématiques, informatique) a rapproché aussi l’art de la philosophie elle-même.
Un certain épuisement en art de l’invention esthétique et la prise en compte grandissante des enjeux éthiques, une conscience de plus en plus aigue du rôle que peut jouer l’art dans les débats sociaux, le retour, après le nihilisme postmoderne, à l’engagement volontariste altermondialiste, m’ont conduit moi-même à rejeter l’opposition séculaire entre art et philosophie et à opter pour un art philosophique.
Hervé Fischer

Publié le

Pour un art philosophique

Arnaud Fischer art%2Bphilosophique%2B2

Ceci n’est pas un manifeste:

Les catégories bloquent la liberté de penser et d’agir. Ce ne sont que des tiroirs pour les obsédés de classification ; ou des territoires institutionnels et corporatifs. Pourquoi n’aurait-on pas le droit d’être boulanger musicien ? Cela ferait-il du mauvais pain ? De la mauvaise musique ? Rendons à Aristote et à César leur dû, puis transgressons joyeusement les prétendues frontières du savoir et des idées, qui ne sont que des conventions sociales. J’opte sans limite pour un art philosophique.
L’aventure est d’autant plus excitante que les grands philosophes traditionnels ont toujours opposé la « recherche de vérité » de la philosophie aux illusions de l’art. Platon traitait l’artiste de menteur et Hegel voyait dans l’art un état inférieur de la Raison qui devait dans les étapes progressives de l’Histoire de l’Esprit, comme la religion, laisser place désormais à la philosophie. Cette opposition ingénue a prévalu constamment au nom du rationalisme contre l’irrationalisme. Il est vrai que l’esthétique est devenue une part importante de la philosophie, notamment avec Hegel, Kant, Schelling, mais l’idée commune qui s’est imposée a été de concevoir l’art et la philosophie comme deux pôles opposés de l’activité humaine, l’un rigoureux, abstrait, rationnel, déductif, universel, austère, l’autre du côté de l’imagination, donc de l’irrationnel, de la sensibilité, du non conceptuel, de la fantaisie individuelle. Il s’agirait de deux hémisphères du cerveau, qui ne sauraient être dans la même tête.
C’est sans doute Chenavard, au XIXe siècle, qui a lancé le premier l’idée d’un « art philosophique ». On l’aurait oublié si Baudelaire n’en avait pas repris l’idée (Documents posthumes), mais pour s’en moquer comme d’une attitude de la plus grande médiocrité. Il n’y voit qu’« un retour vers l’imagerie nécessaire à l’enfance des peuples ». Cependant Nietzsche a été beaucoup plus audacieux. Tout en opposant Apollon et Dionysos, il ose revendiquer une attitude de « philosophe-artiste » et affirme de façon provocatrice que « l’art est une valeur supérieure à la vérité ». « Heureusement que nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité », ajoute-t-il. L’idée n’a pas été prise en compte par les mouvements artistiques, et encore moins par les philosophes, jusqu’à ce que, dans les années 1970-80, plusieurs artistes créent l’art conceptuel et que Joseph Kossuth pose la question de « l’art après la philosophie – Art after Philosophy ». De même, le groupe Art Language aborde la sémiotique et la linguistique, Ian Wilson propose, en tant qu’artiste, des « dialogues philosophiques » à ses collectionneurs. En Allemagne, Joseph Beuys fonde une « Université libre – Freie Universität », mais c’est étonnamment en renonçant à l’art au nom de la pédagogie. En France, en fondant l’art sociologique, au début des années 1970, j’ai revendiqué l’importance d’une pratique philosophique de l’art, qui serait « socio-pédagogique », et développerait une « esthétique interrogative » (L’art comme pratique philosophique, Cahiers de l’Ecole sociologique interrogative N°1, 1980). Par la suite, des écrivains comme Jean-Noël Vuarnet ou Mario Borillo ont relancé le débat. J’y suis revenu aussi en consacrant à l’artiste québécois Denys Tremblay en 2009 un chapitre intitulé L’artiste philosophe (Un roi américain, édition vlb). Puis en 2010 dans L’Avenir de l’art, j’ai affirmé que « contrairement à la prophétie hégélienne, l‘art devient de plus en plus philosophique. L’art occidental pense le monde, son propre sens et celui de l‘aventure humaine » et « l’éthique inspirera de plus en plus l’esthétique ».
Plus qu’un mouvement artistique constitué, l’art philosophique sera de plus en plus une tendance forte, transversale, qui s’exprimera diversement selon les styles et les médias. Il semble qu’en se liant aux débats de société et en constatant un certain épuisement de la recherche esthétique pour elle-même, les artistes du XXIe siècle deviennent davantage des artistes d’idées, qui assument plus explicitement le rôle conceptuel de l’esprit dans la création artistique, renouant avec cette affirmation célèbre de Léonard de Vinci : l’art est cosa mentale.
Hervé Fischer
—————————————
 Frédéric Nietzsche, Naissance de la tragédie, 1886
 Mario Borillo, Approches cognitives de la création artistique, édition Pierre Mardaga, 2005
 Hervé Fischer, L’avenir de l’art, (édition VLB, 2010)
 Hervé Fischer, Un roi américain, édition VLB, 2009
 Jean-Noël Vuarnet, Le philosophe-artiste, édition Leo Scherer, 2004

Publié le

ART & ARGENT – NUMÉRAIRE & NUMÉRIQUE

Arnaud Fischer Les financiers 777377 Les financiers projettent (évolution du NASDAQ en 2000)

Une exposition sur le thème de l’art et l’argent, organisée actuellement en France au Plateau (Paris)* par Caroline Bourgeois et Elisabeth Lebovici retient l’attention. Malgré des moyens financiers modestes – il faut le souligner, compte tenu du thème! – cette exposition réunit de nombreux artistes modernes et contemporains qui ont abordé de façons très diverses ce thème si central dans l’inconscient de la production artistique, sinon dans son expression explicite, le plus souvent sous l’angle de la contestation.
L’exposition n’aborde pas l’évolution de ce thème dans l’art numérique et le web art, bien que numéraire et numérique soient désormais étroitement liés. Pourquoi?

Le numéraire‚ c’est le numérique‚ et réciproquement

« Depuis l’aube de la civilisation‚ la culture a toujours eu la priorité sur le marché »‚ comme le rappelle Jeremy Rifkin à un moment où‚ pourtant‚ on ne parle plus que d’économie‚ qui devient une déesse à la pensée unidimensionnelle, étonnamment réductrice. Il faut constater‚ en outre‚ que l’utopie triomphaliste du capitalisme électronique semble avoir pris la relève de l’utopie communiste vaincue.
Les bits sont désormais la substance même de nos échanges commerciaux. Ils sont associés à la richesse. Les entrepreneurs sont devenus des courtiers d’information‚ des banquiers du numéraire-numérique. À l’âge du numérique‚ l’argent est devenu électronique et il constitue la matière première de la nouvelle économie. Numérique et numéraire sont les deux faces de la même médaille.

L’économie imaginaire

C’est l’imaginaire que nous habitons‚ disent les poètes. Et ils le savent. C’est l’imaginaire aussi que les économistes de la Netéconomie habitent, mais ils ne le savent pas! Pourtant‚ les valeurs boursières des grandes compagnies ont pu y croître d’un facteur de 1000 en quelques mois et retomber d’autant en quelques semaines. Les technologies numériques sont paradoxalement aussi des «psychotechnologies»; elles font pulser l’imaginaire numérique comme un cœur d’aventurier en phase d’excitation. Robert McIllwraith a souligné le rôle des sentiments dans l’économie‚ rappelant que celle-ci demeure une science humaine‚ malgré ses outils mathématiques sophistiqués. Il nous parle de la feelings economy. Les émotions ont pris une importance majeure dans les comportements économiques des acteurs de la nouvelle économie numérique‚ alors que les outils statistiques sont désormais inopérants face à des situations inédites. Et l’économie numérique est désormais de plus en plus de l’ordre de l’imaginaire. Ce qui se nomme couramment l’electronic economy (e-economy)‚ nous la nommerons donc l’économie imaginaire: i-économie. Ses pulsions et l’ampleur de ses variations tiennent à son irréalité‚ à sa déréalisation. Car la nouvelle économie est basée sur la production et l’échange d’informations‚ et non plus tant de marchandises‚ de bits et non d’atomes‚ disait Negroponte. Les informations‚ les concepts qui s’y échangent ne circulent pas dans des navires-citernes ou des trains de marchandises, mais sous la forme immatérielle de fichiers électroniques. Cette dématérialisation de l’économie favorise la fluidité et l’accélération de celle-ci‚ mais aussi sa volatilité et‚ par conséquent‚ l’emprise des pulsions que l’imaginaire peut exercer sur elle. La valeur d’un pain ou d’une maison s’établit assez facilement; l’objet est là‚ visible et saisissable. Mais que vaut un concept? Un fantasme ou une vision? Où sont-ils? Quelle garantie pouvons-nous avoir quant aux droits de propriété qui leur sont attachés? Et quant à leur durée de vie? Comment s’établissent les unités de compte d’une économie imaginaire‚ plus exposée que l’économie traditionnelle aux coups de vent‚ de panique ou d’enthousiasme de ceux qui y spéculent? «Du contrôle des échanges de biens on est en train de passer au contrôle des échanges de concepts. Au xxie siècle‚ ce sont les idées qui font de plus en plus l’objet de transactions commerciales»‚ souligne Jeremy Rifkin.
Faut-il s’étonner alors que le jeu prenne de plus en plus de place dans cette économie imaginaire? Là où le numéraire circule à la vitesse du numérique‚ de façon quasi interchangeable‚ les imaginations s’excitent et les rythmes cardiaques s’accélèrent avec ces rêves d’enrichissement facile et immédiat. N’existe-t-il pas d’exemples très spectaculaires qui le montrent et que l’on cite volontiers?

La fluidité numérique de l’économie imaginaire active la dynamique événementielle de celle-ci et en accélère les échanges. Le numéraire irrigue l’économie‚ en fait palpiter intensément l’imaginaire numérique et ses rêves de puissance. Pourtant, l’art numérique aborde beaucoup moins la thématique de l’argent que ne le faisaient les artistes modernes, de Dada à Michel Journiac, de General Idea à Antoni Muntadas.

Un art numérique de divertissement et de consommation


Pourquoi? C’est que l’art numérique réussit rarement à être idéologiquement critique. Le numérique compromet le plus souvent les artistes dans l’idéologie du jeu, de la performance technique, des effets esthétiques, de l’illusion interactive, et finalement de la société de consommation et de divertissement. L’artiste new yorkais Paul Garin, avec ses chiens de garde protégeant les riches demeures des riches, demeure une exception. Et cette oeuvre date des années 1990.
En outre, l’art numérique ne se vend pas. Immatériel et éphémère, il n’a ni marché, ni collectionneurs – sauf rare exception. Il nécessite, pour se produire, l’accès à des machines et à des logiciels coûteux. Il n’y a pas d’art numérique pauvre: cela semble même conceptuellement impossible. Et les artistes dépendent finalement, comme au temps des princes et des papes, de la commande corporative ou publique, qui ne se prête pas à la contestation.
Les gouvernements eux-mêmes exigent de plus en plus que les artistes-chercheurs cherchent… des contrats avec les industries culturelles. C’est maintenant le cas au Québec comme ailleurs. Pourquoi pas? Aussi longtemps qu’il existe aussi des budgets pour l’art gratuit. Ai-je parlé d’un art gratuit? Il serait plus pertinent de parler d’un art libre, celui de la conscience esthétique et politique, et de la libre aventure, qui n’est pas un art de commande. Le numérique se positionne presque exclusivement à l’opposé. Pourtant, notre époque a plus que jamais besoin de cette conscience critique et de cette recherche esthétique. Quelle défaite pour l’art d’aujourd’hui!
Hervé Fischer
_________________
(*) Le Plateau (FRAC Ile-de-France) 33, rue des Alouettes, 75019 Paris. contact presse: Christelle Masure, cmasure@fracidif-lerplateau.com
(**) Courtesy: The Estate of General Idea et la Galerie Frédéric Giroux, Paris
s


Publié le

Art, économie, argent

Je voudrais mettre en évidence les structures numériques du monde actuel, comme le minimal art de Sol Lewitt ou Carl Andre a célébré la géométrie euclidienne du vieux monde dans les années 70. Et montrer les diagrammes dramatiques du monde financier. Quand l’économie est de plus en plus asservie aux ordinateurs, c’est une nouvelle cosmogonie, celle de l’âge du numérique, qui naît.

La planète est devenue financière. Nous adorons le veau d’or et les démons de l’âge du numérique. Aujourd’hui, Goya ne peindrait plus la cour d’Espagne ni les horreurs de la guerre, ni Ingres des nus, Claude Monet des nymphéas, Van Gogh le soleil, Malevitch des carrés noirs, Mondrian des géométries, Picasso des natures mortes. Ils peindraient des paysages financiers, des diagrammes qui montent au ciel et plus souvent descendent aux enfers : l’économie et les finances sont devenues notre dieu, notre corps, et notre sang, notre vie intérieure et notre imaginaire. Numérique et numéraire se croisent et se recouvrent, exaltant ou menaçant fébrilement notre nouvelle image du monde. Je peins les jeux des spéculateurs, les murs de Wall Street et les reliefs des montagnes d’actions, d’or et d’argent qui nous entourent.

Et pour évoquer ces nouvelles structures mentales et esthétiques, il faut se rappeler que le progrès n’existe pas en art, même si on utilise des ordinateurs de plus en plus puissants. C’est pourquoi j’aime aussi l’archaïsme de la peinture acrylique sur toile pour évoquer ce nouveau monde algorithmique. Elle permet de résister au flux dissolvant des octets, par l’arrêt sur image. En quelque sorte, je peins les icônes numériques. Je suis un artiste de classe moyenne, peut-être un primitif du XXIe siècle.
On peut peindre le cybermonde, comme d’autres ont peint les dieux, les héros, l’océan, la lumière, les foules, les nus, les villes. Et ne pas célébrer la communication pour elle-même. Refuser que le médium soit le message, postulat mcluhanien devenu malheureusement trop vrai. Mais chercher une roche fixe pour échapper à l’immersion et prendre une respiration esthétique et critique, à partir d’un autre média. Les poissons ne voient pas l’eau qu’ils avalent, ni les hommes l’air qu’ils respirent.

Cultiver à nouveau le silence, l’immobilité, la solitude, la méditation à l’encontre de l’agitation chaotique qui nous entraîne. Échapper à l’éphémérité fatale de la culture numérique. Les arts numériques se dissolvent à peine nés. Plus une technologie est sophistiquée, plus elle vieillit vite, plus elle s’efface vite. Où irons-nous, sans mémoire ? Face à la complexité fascinante du monde numérique, le retour paradoxal à la peinture s’impose au moins autant que la danse ingénue des arts numériques. Ce sera une peinture joyeuse, sociologique, iconique et critique.

Hervé Fischer (extrait – 1999)