La crise contemporaine de l’art, d’une grande et triste évidence, qui est devenue un thème constant de débats intellectuels d’initiés, mais de polémiques superficielles, reflète surtout la crise sociale généralisée de sens et de valeurs que nous traversons. C’est à ce seul titre de témoignage ou de révélateur, qu’elle peut nous intéresser. Pas du point de vue artistique. Et elle ne devrait aucunement nous désespérer, car elle ne concerne que l’art actuel. Personne ne devrait en déduire de conclusion négative sur l’importance de l’art, ni sur son avenir. C’est donc d’abord à la société que nous devrions penser, à sa mutation. Et c’est seulement ainsi que nous trouverons réponse au questionnement sur l’art et sur son avenir.
Dans le charivari social actuel, dû au puissant moteur de transformation de la technoscience et à la pensée unique, terriblement réductrice, que nous impose l’idéologie économique et financière, la pensée philosophique est plus importante que jamais, comme je le répète à toutes occasions. Elle n’est pas surannée, comme le croient beaucoup. Le temps n’est plus tant à l’action, comme le réclamait si légitimement Marx au XIXe siècle en condamnant les effets pervers de l’idéalisme bourgeois. De l’action, de l’agitation, nous en avons beaucoup, beaucoup trop par les temps qui courent, et de moins en moins de pensée. Il nous faut à nouveau de la philosophie, actuelle et lucide, pour comprendre où nous allons, à une vitesse exponentielle, sans boussole. Nous rencontrons une urgence vitale de philosophie.
Mais j’ajouterai que l’urgence vaut aussi pour l’art.
Beaucoup ont parlé de la mort de l’art. Mais paradoxalement, alors que la crise de l’art contemporain est proclamée à tous les horizons, l’art, comme la philosophie, est plus nécessaire que jamais, pas comme légitimation, que ce soit des religions ou du capitalisme, mais comme analyse du rapport de l’homme au monde. Hegel, enfermé dans sa vision historique des étapes successives de la religion, de l’art et de la philosophie visant l’accomplissement et le règne final de la Raison, pensait que l’art est chose du passé. Mais, malgré les apparences actuelles, l’art n’est pas moribond. L’avenir de l’art est à la mesure de l’avenir lui-même, immense.
Et je tiens à le souligner pour ceux qui s’étonneraient que je puisse en 2009 écrire sur l’avenir de l’art, après avoir publié en 1981 L’Histoire de l’art est terminée. Car c’est au nom de l’avenir de l’art que je dénonçais déjà à l’époque ses contorsions avant-gardistes et son obsession historique inévitablement morbide.
L’art n’est pas plus obsolète que la philosophie. Tous deux explorent l’image du monde actuel, notre cosmogonie contemporaine. Tous deux nous aident à nous comprendre nous-mêmes et à nous orienter dans l’avenir que nous construisons. La vitesse ne suffit pas pour édifier l’avenir. Il faut aussi pour le décider commencer par le concevoir et par le choisir. L’art autant que la philosophie, quoiqu’en ait écrit Hegel, contribuent à notre conscience et à notre intelligibilité de notre rapport au monde. Peut-être même les déterminent-ils. Comment nous en passer ? Comment les juger dépassés ? Et comment ne pas s’objecter à leur dévalorisation, comme si la mode ou le temps en étaient terminés ! Comment ne pas tenter de surmonter la crise où nos contemporains tendent à les enterrer!
Auteur/autrice : Herve Fischer
Peinture et représentation
Les arts numériques visent la perfection technique du simulacre, éventuellement en trois dimensions, dont les éclairages, les textures, les colorations, voire la fluidité du mouvement, soient capables de créer la parfaite illusion d’une perception réaliste. En ce sens, ils tentent de relever le même défi que les peintres qui, depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle, ont tenté de recréer une imitation aussi parfaite que possible de la réalité, même lorsque cette réalité est savamment recomposée pour célébrer des scènes mythologiques, historiques, bourgeoises, voire des natures mortes. Et c’est sans compter le concours de réalisme entre les peintres grecs Xeusis et Parrhasius, dont les grains de raisin ou le rideau pouvaient tromper notre perception, les peintres spécialisés dans le trompe-l’œil, le mouvement récent de l’hyperréalisme, ou l’école actuelle de ceux qui composent des scènes sophistiquées de personnages et de décors et en recolorent l’agrandissement photographique .
De fait, les arts numériques, pris au piège de la perfection informatique, voudraient faire encore mieux que la photographie, en y ajoutant la troisième dimension, le mouvement, l’interactivité et le son, grâce au multimédia. Cette logique les situe paradoxalement dans une attitude anachronique par rapport à la peinture actuelle, qui, précisément, a pu se libérer de la servilité réaliste grâce à l’alternative de la photographie, et explorer ainsi les limites de ses capacités et de sa liberté d’expression. C’est oublier aussi que même la photographie a su se libérer elle-même de cette soumission au réalisme et devenir un mode d’expression créatif. L’ambition du numérique d’être plus «vrai» que le réel, crée souvent cet effet d’ennui des œuvres tirées en haute définition sur du papier photographique supérieur et glacé, ou des animations hyperréelles en haute définition. Les arts numériques n’y échappent souvent qu’en cultivant un esprit de divertissement et une interactivité qui amusent les foules, mais où ils perdent finalement tout intérêt artistique. L’image créée par ordinateur, ou « image de synthèse », comme on l’appelle à juste titre, est trop précise pour rivaliser avec la force d’expression de l’écriture picturale.
Synthèse ou signe
L’ image de « synthèse » relève de l’artisanat, et sa perfection lui enlève tout statut d’image et donc d’art. L’art suppose non pas la synthèse, mais la soustraction, la réduction du multisensoriel au seul visuel, de la réalité à son seul signe. J’aime dans la peinture, le dessin ou la sculpture l’imperfection qui témoigne du processus exaltant de la création, de la recherche, du défi humain. C’est ce qui nous fascine dans l’esquisse, dans la sculpture que Rodin dégage du marbre brut. La perfection achevée est un astre mort, qui ne vibre plus et nous laisse insensible. La réalité augmentée du numérique, la finesse des détails, l’évidence de la réalité tue l’imagination du spectateur, le confrontant à une question simplement technologique, d’où toute approche critique est évacuée.
La force d’expression de l’art n’est plus aujourd’hui – et n’a peut-être jamais vraiment été – dans l’imitation réaliste des objets. Elle n’est pas dans le simulacre ou l’illusion, mais au contraire dans la liberté que prend l’artiste par rapport à l’imitation servile, dans la divergence. Entre synthèse et signe, la peinture choisit le moins, qui devient le plus : le signe. L’image de synthèse relève de l’artisanat, tandis que le signe pictural accède à l’art. La peinture ne saurait, viser la représentation, mais plutôt la présentation d’une liberté de la perception. La peinture n’est pas une photographie, mais une écriture, qui tend souvent à l’idéogramme.
Peindre, c’est écrire sur une feuille blanche dont le fond isole l’idéogramme de la réalité et lui confère son pouvoir calligraphique et iconique. Peindre un dieu ou un code barres, ce n’est pas peindre la réalité, ce n’est pas représenter, présenter une clé virtuelle d’interprétation du monde ; c’est évoquer. Cosa mentale.
Hervé Fischer
Le nouveau sentiment de la nature
La nature était jadis habitée par les esprits et les dieux. Elle avait créé l’univers et les hommes. On lui rendait hommage dans tous les animismes et les innombrables mythes de l’origine. On la craignait. On lui sacrifiait des enfants, des vierges. Elle était sacrée. Les hommes l’ont célébré avec des icônes: le rocher chinois, le bouquet de fleurs japonais, le masque, le corps de l’athlète grec en marbre, la nature morte classique, le monochrome ou l’art abstrait au fil des siècles et des cultures..
Entre temps, l’idéalisme platonicien et les monothéismes l’ont reléguée à la matière, celle qui nous trompe, celle qui nous entraîne dans le péché. Ils ont instauré les icônes de la croix ou du clocher d’église, tandis qu’on dévalorisait, voire condamnait la nature, comme le corps – jugé impur. Puis on en a fait une machine, dans la foulée des animaux-machines de Descartes, et on l’a soumise à une science alchimique, mécanique, puis physique. On en a fait un système suisse d’horlogerie perpétuelle, qui comptait les jours et les heures avec exactitude. Et on opposait toujours encore ses mécanismes ordinaires à la noblesse de l’homme, créé à l’image de dieu et doté d’une âme immatérielle. L’homme veilla donc à exploiter et maîtriser cette nature qu’il mit à son service sans ménagement, et qui devenait triviale: une commodité, comme disent les Anglais.
Le romantisme a redécouvert au XIXe siècle l’émotion, le mystère, la beauté inspirante d’une nature poétique, lunaire, sauvage et originelle qu’on avait oublié. On inventa un nouveau mythe, gothique, de la nature que célébrèrent les poètes et les peintres, puis les vacanciers, les sportifs, et… les promoteurs immobiliers. Simultanément, l’industrie en exploitait sans retenue les ressources naturelles, le bois, le charbon, le pétrole, les minéraux, l’eau, jusqu’à ce que naisse en contrepoint une nouvelle conscience de la nature, cette fois écologique. On accusa l’industrie, on pleura sur la fragilité des écosystèmes. On prit conscience de la globalité des problèmes de pollution et des équilibres de l’environnement. Et les technologies numériques nous révélèrent la beauté de l’univers lointain ainsi que de la petite planète bleue. Mais les images numériques par satellites découvrirent aussi les trous dans l’ozone des pôles, la pollution des océans, la déforestation, la fonte des glaces. Notre vision de la nature devint non plus intimiste, mais planétaire, voire astrophysique, toujours numérique. Et cette nouvelle image scientifique de la nature qui en révélait la beauté et la fragilité s’accompagna d’un nouveau romantisme technoscientifique ou numérique qui domine aujourd’hui.
Nous sommes désormais passés, comme l’a souligné la Société géographique de Londres, après le néolithique, l’âge du feu, du fer, etc., à l’anthropocène, l’âge où l’empreinte de l’homme sur l’univers devient plus puissante que les mouvements géologiques. L’âge du numérique lui est directement lié. Voilà une constatation qui soulève des questions gigantesques et inédites.
Cette nouvelle naturalité, c’est celle que peindraient aujourd’hui Cézanne, Monet, Gauguin, les fauvistes, en fausses couleurs et en données quantitatives capables d’exprimer notre nouvelle compréhension de la nature, notre nouveau rapport humain à elle, nos émotions éconumériques, esthétiques, mais aussi lourdement chargées d’anxiété. Car cette nature semble vouloir s’assombrir, noircir, abandonner l’éternité cyclique rassurante qu’on lui attribuait, pour tomber dans l’éphémérité et s’exposer à la disparition.
Telle est l’hypernaturalité que je tente d’explorer, que ce soit pour l’exposer aux regards, la célébrer, l’exorciser ou en sauver temporairement la mémoire.
Hervé Fischer
Spéculation, passion et anxiété – NASDAQ an 2000
mardi 1 juillet 2008
Une esthétique quantitative
L’esthétique est traditionnellement associée à des qualités expressives. Elle évoque une sensibilité et un style. Celui d’un pays et d’une civilisation : égyptien ou africain, inca ou victorien, etc. ; et celui d’une culture, voire d’une école : classique, baroque, romantique, impressionniste, fauviste, cubiste, symbolique, surréaliste, abstrait, expressionniste, bauhaus, constructiviste, gestuel, minimal, conceptuel, etc. On s’aperçoit que chaque esthétique est aussi associée à un mouvement artistique, architectural, musical, chorégraphique, cinématographique, etc. Il faut renoncer à l’idée philosophique d’une esthétique générale, au sens de Kant d’un jugement universel sur le beau, qui serait inné ou relèverait d’une idéologie idéaliste. On ne peut qu’historiciser et sociologiser l’esthétique. Voilà ce qu’il faut d’abord souligner.
Dès lors, on pourra mieux répondre à la question : quelle est l’esthétique actuelle? À la fin du XXe siècle, elle a été postmoderne, au sens d’un mélange hétéroclite de styles, reflétant une crise des grands récits fondateurs, du rationalisme et des valeurs dites modernes. Qu’est-il ressorti de cette crise? Une remise en question radicale et polémique de l’art contemporain. Dénonciations et pamphlets se sont succédées, dans un dialogue de sourds témoignant d’un désarroi général.
Au-delà de cette querelle de chapelles et de cette perte de sens de l’art, revenons à l’essentiel. Toute esthétique renvoie à une image du monde, celle d’un moment socio-historique, qui comporte chaque fois des structures et une sensibilité spécifique.
L’image du monde actuel n’est plus linéaire, ni qualitative, mais éclatée ou fragmentée et quantitative.
Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet
ont fait place aux trous d’ozone polaires
et aux variations thermiques des océans
L’interprétation technoscientifique du monde en ce début de XXIe siècle est exprimée en diagrammes, variations statistiques, fréquences, et selon des codes de couleur qui désignent les types de variations que l’on compare et associe. Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet ont fait place aux trous d’ozone polaires et aux variations thermiques des océans. Cette nouvelle naturalité ou hypernaturalité est fondée sur des liens, des concomitances, des variations de quantités, d’énergie, de températures, démographiques, économiques et financières, écologiques, de danger, de popularité, etc. Tout est mesuré et lié. Ce structuralisme quantitatif, comme l’a appelé le sociologue français Abraham Moles, constitue aujourd’hui le ressort même, cognitif et instrumental, de notre rapport au monde. Oublions le symbolisme, le surréalisme, la linguistique, la géométrie minimaliste, les émotions poétiques, les introspections de l’inconscient : notre société néolibérale et de consommation est quantitative. Les écarts de développement, de pauvreté, d’éducation, d’opinion, et même de styles de vie, comme on dit en marketing, sont définis quantitativement. L’écologie, la liberté d’expression, la qualité de vie, toutes les qualités, en fait, sont mesurées et quantifiées. Cela nous conduit à une esthétique quantitative.
Oublions l’art gestuel ou abstrait, la performance, le body art, le post-expressionnisme ou le néo-baroque. Oublions les arts relationnels ou contextuels, les méandres de la communication et les stratégies de la cybernétique. Le sens et l’essence du monde actuel sont devenus quantitatifs. Et posons-nous la question d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une poésie du quantitatif.
Bien sûr, nous ne revenons pas avec cette approche aux idées traditionnelles du nombre d’or, ni aux conceptions numériques de la musique et de l’architecture. Nous parlons bien de quantités, comme on parlerait de solides, et de la variation de leurs poids ou de leurs volumes. Il faut prendre ici le concept du quantitatif en son sens le plus trivial. Ordre et désordre se mesurent. Les catastrophes et les succès aussi. Le sens du monde actuel, son progrès économique, social, éthique s’exprime désormais en variations strictement quantitatives. On s’y est refusé parce qu’on jugeait le quantitatif non poétique, trivial. Il n’en est rien. En prendre conscience donne souvent le vertige et crée des émotions. À coup sûr. Et de là surgit cette nouvelle esthétique du quantitatif qui caractérise notre époque, même si nous n’en avons pas encore vraiment pris conscience dans les milieux artistiques.
Rien d’étonnant, dès lors, que nous recourrions aux diagrammes et aux fausses couleurs pour mettre ce monde numérique en images, que ce soit dans les arts scientifiques, ou en architecture, dans le design industriel ou en chorégraphie.
En fait, contrairement aux préjugés flous les plus répandus, l’esthétique n’a jamais été qualitative, mais une affaire de thème et de style. Je vous propose donc de réfléchir davantage à cette esthétique quantitative, que nous devons inventer, avec autant d’audace que nous avons inventé précédemment le réalisme ou le fauvisme, la musique baroque ou aléatoire, le constructivisme ou le postmoderne. L’esthétique quantitative n’est pas moins fascinante et prometteuse. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix. Le choc du quantitatif, c’est l’esthétique de notre temps.
Hervé Fischer
Démasquer l’avenir
Le numéraire, c’est le numérique, et réciproquement
Une esthétique quantitative
Dès lors, on pourra mieux répondre à la question : quelle est l’esthétique actuelle? À la fin du XXe siècle, elle a été postmoderne, au sens d’un mélange hétéroclite de styles, reflétant une crise des grands récits fondateurs, du rationalisme et des valeurs dites modernes. Qu’est-il ressorti de cette crise? Une remise en question radicale et polémique de l’art contemporain. Dénonciations et pamphlets se sont succédées, dans un dialogue de sourds témoignant d’un désarroi général.
Au-delà de cette querelle de chapelles et de cette perte de sens de l’art, revenons à l’essentiel. Toute esthétique renvoie à une image du monde, celle d’un moment socio-historique, qui comporte chaque fois des structures et une sensibilité spécifique.
L’image du monde actuel n’est plus linéaire, ni qualitative, mais éclatée ou fragmentée et quantitative.
Le choc du quantitatif
L’interprétation technoscientifique du monde en ce début de XXIe siècle est exprimée en diagrammes, variations statistiques, fréquences, et selon des codes de couleur qui désignent les types de variations que l’on compare et associe. Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet ont fait place aux trous d’ozone polaires et aux variations thermiques des océans. Cette nouvelle naturalité ou hypernaturalité est fondée sur des liens, des concomitances, des variations de quantités, d’énergie, de températures, démographiques, économiques et financières, écologiques, de danger, de popularité, etc. Tout est mesuré et lié. Ce structuralisme quantitatif, comme l’a appelé le sociologue français Abraham Moles, constitue aujourd’hui le ressort même, cognitif et instrumental, de notre rapport au monde. Oublions le symbolisme, le surréalisme, la linguistique, la géométrie minimaliste, les émotions poétiques, les introspections de l’inconscient : notre société néolibérale et de consommation est quantitative. Les écarts de développement, de pauvreté, d’éducation, d’opinion, et même de styles de vie, comme on dit en marketing, sont définis quantitativement. L’écologie, la liberté d’expression, la qualité de vie, toutes les qualités, en fait, sont mesurées et quantifiées. Cela nous conduit à une esthétique quantitative.
Oublions l’art gestuel ou abstrait, la performance, le body art, le post-expressionnisme ou le néo-baroque. Oublions les arts relationnels ou contextuels, les méandres de la communication et les stratégies de la cybernétique. Le sens et l’essence du monde actuel sont devenus quantitatifs. Et posons-nous la question d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une poésie du quantitatif.
Bien sûr, nous ne revenons pas avec cette approche aux idées traditionnelles du nombre d’or, ni aux conceptions numériques de la musique et de l’architecture. Nous parlons bien de quantités, comme on parlerait de solides, et de la variation de leurs poids ou de leurs volumes. Il faut prendre ici le concept du quantitatif en son sens le plus trivial. Ordre et désordre se mesurent. Les catastrophes et les succès aussi. Le sens du monde actuel, son progrès économique, social, éthique s’exprime désormais en variations strictement quantitatives. On s’y est refusé parce qu’on jugeait le quantitatif non poétique, trivial. Il n’en est rien. En prendre conscience donne souvent le vertige et crée des émotions. À coup sûr. Et de là surgit cette nouvelle esthétique du quantitatif qui caractérise notre époque, même si nous n’en avons pas encore vraiment pris conscience dans les milieux artistiques.
Rien d’étonnant, dès lors, que nous recourrions aux diagrammes et aux fausses couleurs pour mettre ce monde numérique en images, que ce soit dans les arts scientifiques, ou en architecture, dans le design industriel ou en chorégraphie.
En fait, contrairement aux préjugés flous les plus répandus, l’esthétique n’a jamais été qualitative, mais une affaire de thème et de style. Je vous propose donc de réfléchir davantage à cette esthétique quantitative, que nous devons inventer, avec autant d’audace que nous avons inventé précédemment le réalisme ou le fauvisme, la musique baroque ou aléatoire, le constructivisme ou le postmoderne. L’esthétique quantitative n’est pas moins fascinante et prometteuse. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix. Le choc du quantitatif, c’est l’esthétique de notre temps.
Hervé Fischer
petit manifeste de 1999
Je voudrais mettre en évidence les structures numériques du monde actuel, comme le minimal art de Sol Lewitt ou Carl Andre a célébré la géométrie euclidienne du vieux monde dans les années 70. Et montrer les rythmes et les accidents du codage binaire de l’informatique, du langage à quatre lettres a, t, g, c, de l’ADN, les codes barres de la société d’information et de consommation, les diagrammes dramatiques du monde financier, les réseaux du cyberespace, les rayonnements et ondes radio qu’enregistre l’imagerie scientifique, car ces langages ont envahi tout le kaléidoscope de nos activités humaines, comme un irrépressible flux. Quand la technoscience est de plus en plus asservie aux ordinateurs, quand l’économie, la culture, les communications deviennent électroniques, quand l’éducation, la psychanalyse et la religion commencent à se pratiquer en ligne, c’est une nouvelle cosmogonie, celle de l’âge du numérique, qui naît.
La planète est devenue financière. Nous adorons le veau d’or et les démons de l’âge du numérique. Aujourd’hui, Goya ne peindrait plus la cour d’Espagne ni les horreurs de la guerre, ni Ingres des nus, Claude Monet des nymphéas, Van Gogh le soleil, Malevitch des carrés noirs, Mondrian des géométries, Picasso des natures mortes. Ils peindraient des paysages financiers, des diagrammes qui montent au ciel et plus souvent descendent aux enfers : l’économie et les finances sont devenues notre dieu, notre corps, et notre sang, notre vie intérieure et notre imaginaire. Numérique et numéraire se croisent et se recouvrent, exaltant ou menaçant fébrilement notre nouvelle image du monde. Je peins les jeux des spéculateurs, les murs de Wall Street et les reliefs des montagnes d’actions, d’or et d’argent qui nous entourent.
Et pour évoquer ces nouvelles structures mentales et esthétiques, il faut se rappeler que le progrès n’existe pas en art, même si on utilise des ordinateurs de plus en plus puissants. C’est pourquoi j’aime aussi l’archaïsme de la peinture acrylique sur toile pour évoquer ce nouveau monde algorithmique. Elle permet de résister au flux dissolvant des octets, par l’arrêt sur image. En quelque sorte, je peins les icônes numériques. Je suis un artiste de classe moyenne, peut-être un primitif du XXIe siècle.
La nature, la guerre, la ville, les êtres vivants aussi sont multisensoriels ou multimédia et ce sont les peintres qui ont le mieux su les capter et nous les faire voir, avec des images fixes.
On peut peindre le cybermonde, comme d’autres ont peint les dieux, les héros, l’océan, la lumière, les foules, les nus, les villes. Et ne pas célébrer la communication pour elle-même. Refuser que le médium soit le message, postulat mcluhanien devenu malheureusement trop vrai. Mais chercher une roche fixe pour échapper à l’immersion et prendre une respiration esthétique et critique, à partir d’un autre média. Les poissons ne voient pas l’eau qu’ils avalent, ni les hommes l’air qu’ils respirent.
Cultiver à nouveau le silence, l’immobilité, la solitude, la méditation à l’encontre de l’agitation chaotique qui nous entraîne. Échapper à l’éphémérité fatale de la culture numérique. Les arts numériques se dissolvent à peine nés. Plus une technologie est sophistiquée, plus elle vieillit vite, plus elle s’efface vite. Où irons-nous, sans mémoire ? Face à la complexité fascinante du monde numérique, le retour paradoxal à la peinture s’impose au moins autant que la danse ingénue des arts numériques. Ce sera une peinture joyeuse, sociologique, iconique et critique.
ART & ARGENT – NUMÉRAIRE & NUMÉRIQUE
L’exposition n’aborde pas l’évolution de ce thème dans l’art numérique et le web art, bien que numéraire et numérique soient désormais étroitement liés. Pourquoi?
Le numéraire‚ c’est le numérique‚ et réciproquement
« Depuis l’aube de la civilisation‚ la culture a toujours eu la priorité sur le marché »‚ comme le rappelle Jeremy Rifkin à un moment où‚ pourtant‚ on ne parle plus que d’économie‚ qui devient une déesse à la pensée unidimensionnelle, étonnamment réductrice. Il faut constater‚ en outre‚ que l’utopie triomphaliste du capitalisme électronique semble avoir pris la relève de l’utopie communiste vaincue. Les bits sont désormais la substance même de nos échanges commerciaux. Ils sont associés à la richesse. Les entrepreneurs sont devenus des courtiers d’information‚ des banquiers du numéraire-numérique. À l’âge du numérique‚ l’argent est devenu électronique et il constitue la matière première de la nouvelle économie. Numérique et numéraire sont les deux faces de la même médaille.
Faut-il s’étonner alors que le jeu prenne de plus en plus de place dans cette économie imaginaire? Là où le numéraire circule à la vitesse du numérique‚ de façon quasi interchangeable‚ les imaginations s’excitent et les rythmes cardiaques s’accélèrent avec ces rêves d’enrichissement facile et immédiat. N’existe-t-il pas d’exemples très spectaculaires qui le montrent et que l’on cite volontiers?
La fluidité numérique de l’économie imaginaire active la dynamique événementielle de celle-ci et en accélère les échanges. Le numéraire irrigue l’économie‚ en fait palpiter intensément l’imaginaire numérique et ses rêves de puissance. Pourtant, l’art numérique aborde beaucoup moins la thématique de l’argent que ne le faisaient les artistes modernes, de Dada à Michel Journiac, de General Idea à Antoni Muntadas.
Pourquoi? C’est que l’art numérique réussit rarement à être idéologiquement critique. Le numérique compromet le plus souvent les artistes dans l’idéologie du jeu, de la performance technique, des effets esthétiques, de l’illusion interactive, et finalement de la société de consommation et de divertissement. L’artiste new yorkais Paul Garin, avec ses chiens de garde protégeant les riches demeures des riches, demeure une exception. Et cette oeuvre date des années 1990.
En outre, l’art numérique ne se vend pas. Immatériel et éphémère, il n’a ni marché, ni collectionneurs – sauf rare exception. Il nécessite, pour se produire, l’accès à des machines et à des logiciels coûteux. Il n’y a pas d’art numérique pauvre: cela semble même conceptuellement impossible. Et les artistes dépendent finalement, comme au temps des princes et des papes, de la commande corporative ou publique, qui ne se prête pas à la contestation.
Les gouvernements eux-mêmes exigent de plus en plus que les artistes-chercheurs cherchent… des contrats avec les industries culturelles. C’est maintenant le cas au Québec comme ailleurs. Pourquoi pas? Aussi longtemps qu’il existe aussi des budgets pour l’art gratuit. Ai-je parlé d’un art gratuit? Il serait plus pertinent de parler d’un art libre, celui de la conscience esthétique et politique, et de la libre aventure, qui n’est pas un art de commande. Le numérique se positionne presque exclusivement à l’opposé. Pourtant, notre époque a plus que jamais besoin de cette conscience critique et de cette recherche esthétique. Quelle défaite pour l’art d’aujourd’hui!
Hervé Fischer
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(*) Le Plateau (FRAC Ile-de-France) 33, rue des Alouettes, 75019 Paris. contact presse: Christelle Masure, cmasure@fracidif-lerplateau.com
(**) Courtesy: The Estate of General Idea et la Galerie Frédéric Giroux, Paris
Art, économie, argent
Je voudrais mettre en évidence les structures numériques du monde actuel, comme le minimal art de Sol Lewitt ou Carl Andre a célébré la géométrie euclidienne du vieux monde dans les années 70. Et montrer les diagrammes dramatiques du monde financier. Quand l’économie est de plus en plus asservie aux ordinateurs, c’est une nouvelle cosmogonie, celle de l’âge du numérique, qui naît.
La planète est devenue financière. Nous adorons le veau d’or et les démons de l’âge du numérique. Aujourd’hui, Goya ne peindrait plus la cour d’Espagne ni les horreurs de la guerre, ni Ingres des nus, Claude Monet des nymphéas, Van Gogh le soleil, Malevitch des carrés noirs, Mondrian des géométries, Picasso des natures mortes. Ils peindraient des paysages financiers, des diagrammes qui montent au ciel et plus souvent descendent aux enfers : l’économie et les finances sont devenues notre dieu, notre corps, et notre sang, notre vie intérieure et notre imaginaire. Numérique et numéraire se croisent et se recouvrent, exaltant ou menaçant fébrilement notre nouvelle image du monde. Je peins les jeux des spéculateurs, les murs de Wall Street et les reliefs des montagnes d’actions, d’or et d’argent qui nous entourent.
Et pour évoquer ces nouvelles structures mentales et esthétiques, il faut se rappeler que le progrès n’existe pas en art, même si on utilise des ordinateurs de plus en plus puissants. C’est pourquoi j’aime aussi l’archaïsme de la peinture acrylique sur toile pour évoquer ce nouveau monde algorithmique. Elle permet de résister au flux dissolvant des octets, par l’arrêt sur image. En quelque sorte, je peins les icônes numériques. Je suis un artiste de classe moyenne, peut-être un primitif du XXIe siècle.
On peut peindre le cybermonde, comme d’autres ont peint les dieux, les héros, l’océan, la lumière, les foules, les nus, les villes. Et ne pas célébrer la communication pour elle-même. Refuser que le médium soit le message, postulat mcluhanien devenu malheureusement trop vrai. Mais chercher une roche fixe pour échapper à l’immersion et prendre une respiration esthétique et critique, à partir d’un autre média. Les poissons ne voient pas l’eau qu’ils avalent, ni les hommes l’air qu’ils respirent.
Cultiver à nouveau le silence, l’immobilité, la solitude, la méditation à l’encontre de l’agitation chaotique qui nous entraîne. Échapper à l’éphémérité fatale de la culture numérique. Les arts numériques se dissolvent à peine nés. Plus une technologie est sophistiquée, plus elle vieillit vite, plus elle s’efface vite. Où irons-nous, sans mémoire ? Face à la complexité fascinante du monde numérique, le retour paradoxal à la peinture s’impose au moins autant que la danse ingénue des arts numériques. Ce sera une peinture joyeuse, sociologique, iconique et critique.