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Le nouveau sentiment de la nature

Arnaud Fischer DSC2856
La nature était jadis habitée par les esprits et les dieux. Elle avait créé l’univers et les hommes. On lui rendait hommage dans tous les animismes et les innombrables mythes de l’origine. On la craignait. On lui sacrifiait des enfants, des vierges. Elle était sacrée. Les hommes l’ont célébré avec des icônes: le rocher chinois, le bouquet de fleurs japonais, le masque, le corps de l’athlète grec en marbre, la nature morte classique, le monochrome ou l’art abstrait au fil des siècles et des cultures..
Entre temps, l’idéalisme platonicien et les monothéismes l’ont reléguée à la matière, celle qui nous trompe, celle qui nous entraîne dans le péché. Ils ont instauré les icônes de la croix ou du clocher d’église, tandis qu’on dévalorisait, voire condamnait la nature, comme le corps – jugé impur. Puis on en a fait une machine, dans la foulée des animaux-machines de Descartes, et on l’a soumise à une science alchimique, mécanique, puis physique. On en a fait un système suisse d’horlogerie perpétuelle, qui comptait les jours et les heures avec exactitude. Et on opposait toujours encore ses mécanismes ordinaires à la noblesse de l’homme, créé à l’image de dieu et doté d’une âme immatérielle. L’homme veilla donc à exploiter et maîtriser cette nature qu’il mit à son service sans ménagement, et qui devenait triviale: une commodité, comme disent les Anglais.
Le romantisme a redécouvert au XIXe siècle l’émotion, le mystère, la beauté inspirante d’une nature poétique, lunaire, sauvage et originelle qu’on avait oublié. On inventa un nouveau mythe, gothique, de la nature que célébrèrent les poètes et les peintres, puis les vacanciers, les sportifs, et… les promoteurs immobiliers. Simultanément, l’industrie en exploitait sans retenue les ressources naturelles, le bois, le charbon, le pétrole, les minéraux, l’eau, jusqu’à ce que naisse en contrepoint une nouvelle conscience de la nature, cette fois écologique. On accusa l’industrie, on pleura sur la fragilité des écosystèmes. On prit conscience de la globalité des problèmes de pollution et des équilibres de l’environnement. Et les technologies numériques nous révélèrent la beauté de l’univers lointain ainsi que de la petite planète bleue. Mais les images numériques par satellites découvrirent aussi les trous dans l’ozone des pôles, la pollution des océans, la déforestation, la fonte des glaces. Notre vision de la nature devint non plus intimiste, mais planétaire, voire astrophysique, toujours numérique. Et cette nouvelle image scientifique de la nature qui en révélait la beauté et la fragilité s’accompagna d’un nouveau romantisme technoscientifique ou numérique qui domine aujourd’hui.
Nous sommes désormais passés, comme l’a souligné la Société géographique de Londres, après le néolithique, l’âge du feu, du fer, etc., à l’anthropocène, l’âge où l’empreinte de l’homme sur l’univers devient plus puissante que les mouvements géologiques. L’âge du numérique lui est directement lié. Voilà une constatation qui soulève des questions gigantesques et inédites.

Cette nouvelle naturalité, c’est celle que peindraient aujourd’hui Cézanne, Monet, Gauguin, les fauvistes, en fausses couleurs et en données quantitatives capables d’exprimer notre nouvelle compréhension de la nature, notre nouveau rapport humain à elle, nos émotions éconumériques, esthétiques, mais aussi lourdement chargées d’anxiété. Car cette nature semble vouloir s’assombrir, noircir, abandonner l’éternité cyclique rassurante qu’on lui attribuait, pour tomber dans l’éphémérité et s’exposer à la disparition.
Telle est l’hypernaturalité que je tente d’explorer, que ce soit pour l’exposer aux regards, la célébrer, l’exorciser ou en sauver temporairement la mémoire.
Hervé Fischer