Je voudrais mettre en évidence les structures numériques du monde actuel, comme le minimal art de Sol Lewitt ou Carl Andre a célébré la géométrie euclidienne du vieux monde dans les années 70. Et montrer les rythmes et les accidents du codage binaire de l’informatique, du langage à quatre lettres a, t, g, c, de l’ADN, les codes barres de la société d’information et de consommation, les diagrammes dramatiques du monde financier, les réseaux du cyberespace, les rayonnements et ondes radio qu’enregistre l’imagerie scientifique, car ces langages ont envahi tout le kaléidoscope de nos activités humaines, comme un irrépressible flux. Quand la technoscience est de plus en plus asservie aux ordinateurs, quand l’économie, la culture, les communications deviennent électroniques, quand l’éducation, la psychanalyse et la religion commencent à se pratiquer en ligne, c’est une nouvelle cosmogonie, celle de l’âge du numérique, qui naît.
La planète est devenue financière. Nous adorons le veau d’or et les démons de l’âge du numérique. Aujourd’hui, Goya ne peindrait plus la cour d’Espagne ni les horreurs de la guerre, ni Ingres des nus, Claude Monet des nymphéas, Van Gogh le soleil, Malevitch des carrés noirs, Mondrian des géométries, Picasso des natures mortes. Ils peindraient des paysages financiers, des diagrammes qui montent au ciel et plus souvent descendent aux enfers : l’économie et les finances sont devenues notre dieu, notre corps, et notre sang, notre vie intérieure et notre imaginaire. Numérique et numéraire se croisent et se recouvrent, exaltant ou menaçant fébrilement notre nouvelle image du monde. Je peins les jeux des spéculateurs, les murs de Wall Street et les reliefs des montagnes d’actions, d’or et d’argent qui nous entourent.
Et pour évoquer ces nouvelles structures mentales et esthétiques, il faut se rappeler que le progrès n’existe pas en art, même si on utilise des ordinateurs de plus en plus puissants. C’est pourquoi j’aime aussi l’archaïsme de la peinture acrylique sur toile pour évoquer ce nouveau monde algorithmique. Elle permet de résister au flux dissolvant des octets, par l’arrêt sur image. En quelque sorte, je peins les icônes numériques. Je suis un artiste de classe moyenne, peut-être un primitif du XXIe siècle.
La nature, la guerre, la ville, les êtres vivants aussi sont multisensoriels ou multimédia et ce sont les peintres qui ont le mieux su les capter et nous les faire voir, avec des images fixes.
On peut peindre le cybermonde, comme d’autres ont peint les dieux, les héros, l’océan, la lumière, les foules, les nus, les villes. Et ne pas célébrer la communication pour elle-même. Refuser que le médium soit le message, postulat mcluhanien devenu malheureusement trop vrai. Mais chercher une roche fixe pour échapper à l’immersion et prendre une respiration esthétique et critique, à partir d’un autre média. Les poissons ne voient pas l’eau qu’ils avalent, ni les hommes l’air qu’ils respirent.
Cultiver à nouveau le silence, l’immobilité, la solitude, la méditation à l’encontre de l’agitation chaotique qui nous entraîne. Échapper à l’éphémérité fatale de la culture numérique. Les arts numériques se dissolvent à peine nés. Plus une technologie est sophistiquée, plus elle vieillit vite, plus elle s’efface vite. Où irons-nous, sans mémoire ? Face à la complexité fascinante du monde numérique, le retour paradoxal à la peinture s’impose au moins autant que la danse ingénue des arts numériques. Ce sera une peinture joyeuse, sociologique, iconique et critique.