Hervé Fischer
Catégorie : Uncategorized
nouvelle nature
Vivent les beaux-arts numériques
Vive le TWEET ART
Il n’y a pas de progrès en art
Pierre Restany 1975
J’opte pour les beaux-arts numériques
Beaucoup affirment que l’émergence des arts numériques a mis fin aux beaux-arts, même si les arts numériques suscitent encore une forte résistance et soient loin d’avoir obtenu la place qu’ils revendiquent dans les musées et galeries. Il est vrai que les artistes des beaux-arts et ceux des arts numériques se sont jeté l’anathème les uns aux autres dès l’émergence des nouvelles technologies. Il n’y a pas eu d’armistice. Ils ne se parlent plus aujourd’hui. Ainsi Jean-François Lyotard, l’auteur de La condition postmoderne et qui a été en charge de l’exposition Les immatériaux à Beaubourg en 1984 déclare sans ambages que sous la pression des avant-gardes, il est devenu « totalement exclu que quelqu’un saisisse simplement un pinceau et mette quelque chose sur la toile. Je sais que cela arrive encore, que cela revient même en force, mais je trouve cela une calamité et je ne crois pas que cela va durer » (entretien avec R. Wester, 1985, cité dans Mémoire de l’Histoire de l’Art, Gita Brys-Schatan, 1991). Après ce genre de propos, qui ont été multipliés à l’envi, il est devenu d’autant plus difficile de surmonter le fossé creusé par cette nouvelle bataille des anciens et des modernes, qui oppose de nouveaux modernes aux postmodernes.
Mésententes et réconciliations
Les arts numériques ont tendance, selon la logique même des technologies, à rejoindre la culture de masse, dans la foulée de l’appropriation publique du web et du développement des industries du divertissement, de sorte que les journalistes de télévision, qui apprécient les effets visuels spéciaux, s’y intéressent souvent plus qu’aux arts traditionnels. Alors que l’avant-garde des années 1970, promue par les galeries d’initiés, s’était coupée du grand public, les technologies numériques semblent au contraire réconcilier l’art et la classe moyenne. Du moins élargissent-elles l’accès populaire aux arts.
Il est vrai aussi que les arts numériques tendent aujourd’hui à occuper tout le terrain, aussi bien celui de l’image que des installations, de la musique, du théâtre et du cinéma. Ils proposent en outre au public une participation interactive, ludique, qui suscite le même attrait magique que les spectacles de prestidigitation. Au-delà des retrouvailles arts/société sous le signe des nouveaux médias, je rêve aujourd’hui aussi d’une autre réconciliation, celle des beaux-arts et des arts numériques, même si c’est encore une position publique intenable. Au premier abord, il faut bien l’admettre, leurs différences paraissent irréconciliables.
Nous optons plutôt pour que les arts numériques, tout en explorant leurs propres spécificités, restaurent le dialogue nécessaire avec les beaux-arts quant aux questions artistiques fondamentales, celles de notre rapport au monde, de notre sensibilité, de la souffrance, de la beauté, qui s’imposent toujours à nous avec les mêmes exigences que jadis, quelle que soit leur évolution sociologique, technologique et culturelle. Ainsi, Oliver Grau a rappelé avec pertinence qu’il n’y a pas de rupture, mais au contraire une continuité esthétique évidente entre les fresques des villas de Pompéi, les peintures en trompe-l’œil et panoramiques du XVIIe siècle et les œuvres actuelles d’immersion virtuelle (From Illusion To Immersion, 2003). Des arts apparentés ? Encore faudrait-il que des artistes s’en persuadent eux-mêmes. Et il faut admettre que ceux qui ont imité la peinture avec l’ordinateur, comme Matta ou Darcy Gerbarg n’ont pas été très convaincants. Mais il faut dire qu’ils n’ont pas actualisé leurs thèmes d’expression, tentant seulement d’user des logiciels et des palettes graphiques comme s’ils faisaient toujours la même peinture qu’avant. L’option qui s’impose est d’explorer le monde numérique, qui mérite au moins autant notre intérêt que le paysage rural ou urbain. Même Matta, qui s’est beaucoup intéressé aux environnements technoscientifiques, ne l’a pas considéré lorsqu’il travaillait avec des moyens électroniques. Pour surmonter le faux débat entre matérialité et virtualité, qui, en art, n’a pas de sens, et construire le dialogue désormais nécessaire entre médias traditionnels et nouveaux médias, nous proposons l’idée et la pratique de beaux-arts numériques.
Hervé Fischer
Art et divergence
L’art magique était une technique de communication avec les esprits de la nature pour se les allier, voire les contrôler. L’art religieux était une célébration des dieux et une démarche d’intercession pour obtenir leurs grâces. Mais aujourd’hui, l’art est devenu prométhéen. Il est celui des hommes. Mondrian, dans son opuscule Le Néo-plasticisme s’adressait en 1920 aux « hommes futurs ». Aujourd’hui, c’est à l’humanité de demain que pensent les artistes. Ils ne veulent pas seulement que leur art change avec le monde, pour être toujours radicalement contemporains ; ils veulent que le monde change avec leur art. Et nous devenons conscients que l’écart entre le monde tel qu’il est et tel que nous voudrions qu’il soit est de plus en plus grand. À une si scandaleuse divergence ne peut répondre qu’un art lui-même de plus en plus divergent. Il est vrai que l’histoire de l’art a été marquée par une succession de bifurcations thématiques et esthétiques, répondant à des conceptions bien différentes. Il est moins que jamais possible aujourd’hui d’affirmer comme Poussin que l’artiste doit créer comme l’oiseau chante pour la délectation de l’œil, ou comme Matisse qu’une peinture doit être confortable comme un bon fauteuil. Face au monde comme il est, nous ne pouvons nous dédouaner si simplement de notre mauvaise conscience. De plus en plus nombreux sont ceux qui affirment qu’un autre monde est possible. Et c’est cet espoir qui inspire les postures divergentes de l’art actuel. Au-delà du questionnement se profile une exigence de lucidité critique et une volonté de changement, l’affirmation implicite que nous devons exercer notre responsabilité humaine, agissante.
Ainsi, l’art va de plus en plus diverger de la société humaine telle que nous l’endurons, si nous ne la transformons pas. Les utopies d’esthétisation de la vie et de notre environnement (architecture, design, etc.) sont tout aussi éloignées de la réalité que de nos priorités. Le progrès technologique et l’omniprésence financière ne constituent certainement pas la solution aux urgences de l’humanité. Penser et mettre en œuvre un autre monde, c’est à quoi les artistes, sans se prendre pour des démiurges, peuvent contribuer très efficacement et avec persévérance par leur questionnement.
Nous devons pour y parvenir dépasser les concepts de linéarité et d’adaptation, pour adopter ceux d’arabesque et de divergence. Le plus grand des hommages doit être rendu à Darwin, mais l’idée d’adaptation ne suffit pas pour comprendre l’évolution de l’espèce humaine. Seule la divergence peut l’expliquer, une série incessante de questionnements et de projets, de ruptures volontaires, créatrices. L’histoire de l’art en est une illustration incontournable. Toute création est une divergence. Prométhée n’était pas un adapté, mais un révolté. Darwin fut un divergent.
Le linéaire en Occident a fait son œuvre. C’est désormais dans les arabesques et les divergences que nous pourrons construire la vie. L’art de l’avenir sera de plus en plus divergent. Il exigera avec de plus en plus d’insistance une mutation humaine. Une mutation éthique.
Hervé Fischer
Spéculation, passion et anxiété – NASDAQ an 2000
mardi 1 juillet 2008
Une esthétique quantitative
L’esthétique est traditionnellement associée à des qualités expressives. Elle évoque une sensibilité et un style. Celui d’un pays et d’une civilisation : égyptien ou africain, inca ou victorien, etc. ; et celui d’une culture, voire d’une école : classique, baroque, romantique, impressionniste, fauviste, cubiste, symbolique, surréaliste, abstrait, expressionniste, bauhaus, constructiviste, gestuel, minimal, conceptuel, etc. On s’aperçoit que chaque esthétique est aussi associée à un mouvement artistique, architectural, musical, chorégraphique, cinématographique, etc. Il faut renoncer à l’idée philosophique d’une esthétique générale, au sens de Kant d’un jugement universel sur le beau, qui serait inné ou relèverait d’une idéologie idéaliste. On ne peut qu’historiciser et sociologiser l’esthétique. Voilà ce qu’il faut d’abord souligner.
Dès lors, on pourra mieux répondre à la question : quelle est l’esthétique actuelle? À la fin du XXe siècle, elle a été postmoderne, au sens d’un mélange hétéroclite de styles, reflétant une crise des grands récits fondateurs, du rationalisme et des valeurs dites modernes. Qu’est-il ressorti de cette crise? Une remise en question radicale et polémique de l’art contemporain. Dénonciations et pamphlets se sont succédées, dans un dialogue de sourds témoignant d’un désarroi général.
Au-delà de cette querelle de chapelles et de cette perte de sens de l’art, revenons à l’essentiel. Toute esthétique renvoie à une image du monde, celle d’un moment socio-historique, qui comporte chaque fois des structures et une sensibilité spécifique.
L’image du monde actuel n’est plus linéaire, ni qualitative, mais éclatée ou fragmentée et quantitative.
Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet
ont fait place aux trous d’ozone polaires
et aux variations thermiques des océans
L’interprétation technoscientifique du monde en ce début de XXIe siècle est exprimée en diagrammes, variations statistiques, fréquences, et selon des codes de couleur qui désignent les types de variations que l’on compare et associe. Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet ont fait place aux trous d’ozone polaires et aux variations thermiques des océans. Cette nouvelle naturalité ou hypernaturalité est fondée sur des liens, des concomitances, des variations de quantités, d’énergie, de températures, démographiques, économiques et financières, écologiques, de danger, de popularité, etc. Tout est mesuré et lié. Ce structuralisme quantitatif, comme l’a appelé le sociologue français Abraham Moles, constitue aujourd’hui le ressort même, cognitif et instrumental, de notre rapport au monde. Oublions le symbolisme, le surréalisme, la linguistique, la géométrie minimaliste, les émotions poétiques, les introspections de l’inconscient : notre société néolibérale et de consommation est quantitative. Les écarts de développement, de pauvreté, d’éducation, d’opinion, et même de styles de vie, comme on dit en marketing, sont définis quantitativement. L’écologie, la liberté d’expression, la qualité de vie, toutes les qualités, en fait, sont mesurées et quantifiées. Cela nous conduit à une esthétique quantitative.
Oublions l’art gestuel ou abstrait, la performance, le body art, le post-expressionnisme ou le néo-baroque. Oublions les arts relationnels ou contextuels, les méandres de la communication et les stratégies de la cybernétique. Le sens et l’essence du monde actuel sont devenus quantitatifs. Et posons-nous la question d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une poésie du quantitatif.
Bien sûr, nous ne revenons pas avec cette approche aux idées traditionnelles du nombre d’or, ni aux conceptions numériques de la musique et de l’architecture. Nous parlons bien de quantités, comme on parlerait de solides, et de la variation de leurs poids ou de leurs volumes. Il faut prendre ici le concept du quantitatif en son sens le plus trivial. Ordre et désordre se mesurent. Les catastrophes et les succès aussi. Le sens du monde actuel, son progrès économique, social, éthique s’exprime désormais en variations strictement quantitatives. On s’y est refusé parce qu’on jugeait le quantitatif non poétique, trivial. Il n’en est rien. En prendre conscience donne souvent le vertige et crée des émotions. À coup sûr. Et de là surgit cette nouvelle esthétique du quantitatif qui caractérise notre époque, même si nous n’en avons pas encore vraiment pris conscience dans les milieux artistiques.
Rien d’étonnant, dès lors, que nous recourrions aux diagrammes et aux fausses couleurs pour mettre ce monde numérique en images, que ce soit dans les arts scientifiques, ou en architecture, dans le design industriel ou en chorégraphie.
En fait, contrairement aux préjugés flous les plus répandus, l’esthétique n’a jamais été qualitative, mais une affaire de thème et de style. Je vous propose donc de réfléchir davantage à cette esthétique quantitative, que nous devons inventer, avec autant d’audace que nous avons inventé précédemment le réalisme ou le fauvisme, la musique baroque ou aléatoire, le constructivisme ou le postmoderne. L’esthétique quantitative n’est pas moins fascinante et prometteuse. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix. Le choc du quantitatif, c’est l’esthétique de notre temps.
Hervé Fischer