Le masque, peinture acrylique sur toile, 2007.
Guy Debord est incontestablement l’un des penseurs importants du XXe siècle. Il a su formuler une critique radicale de notre société de consommation dans laquelle toute réalité est devenue marchandise, où toute critique est insidieusement récupérable. La réalité s’évapore dans les filets d’une manipulation cynique des grands marchands. Nous sommes donc immergés dans une aliénation sans fond. La seule réaction pensable qui s’offre à nous est alors celle d’un ressourcement de l’expérience existentielle dans une situation réelle. Voilà le fondement quasi métaphysique ou ontologique du situationnisme. Et cette tentative de retour à l’expérience de situations réelles paraît si inaccessible ou si fugace que le situationnisme, dans sa critique radicale, aboutit à un cul de sac sans espoir de retour. Il n’est plus même possible de produire une image ou un film de plus dans cette « société du spectacle ». La seule issue est le suicide, celui dont Guy Debord nous a donné lui-même l’exemple. Et Jean Baudrillard, disciple du situationnisme à partir de sa publication du « Système des objets » et de « La société de consommation », suivant la pente fatale de cette logique, a lui-même abouti à un extrémisme critique aussi séduisant et brillant qu’intenable et finalement outré.
Remettons les étapes de la pensée occidentale en perspective. Jusqu’au Moyen-âge compris, le monde a d’abord été interprété dans une pensée et un langage symboliques, comme une création satellite d’une réalité supérieure magique, religieuse ou idéaliste (Platon). La réalité que nous connaissons est un artefact magique ou divin dans lequel nous sommes pris, mais nous savons qu’il y a ailleurs, au-dessus ou plus mystérieusement à l’intérieur de cette apparence, de ce simulacre, une réalité plus réelle, créatrice, à laquelle nous devons davantage nous référer pour comprendre le sens de l’existence et y agir supérieurement. Bref, la réalité que nous connaissons sensoriellement n’est pas ontologiquement réelle. Notre relation à elle est en fait celle d’un lien symbolique que nous tissons avec les esprits, les dieux, les idées ou Dieu.
C’est seulement à partir de la Renaissance que nous construisons pas à pas la croyance dans la réalité d’ici-bas. Nous en inventons la représentation perspective (géométrie euclidienne), la couleur locale, la figuration ressemblante; nous y mettons de la profondeur, du détail et des ombres; son image devient « vériste ». Nous inventons la science d’observation, de mesure et d’expérimentation, nous devenons matérialistes et athées. Pendant cinq siècles, nous élaborons laborieusement ce réalisme vériste par rapport auquel Guy Debord va établir sa référence situationniste nostalgique et la critique de l’évaporation marchande.
Avec le recul, nous comprenons que le situationnisme a eu la vue courte. Il n’a pas pris en compte l’histoire du réalisme, qui n’est finalement qu’une interprétation du monde, et qui n’a duré que cinq siècles, qu’une idéologie qui a remplacé le symbolisme et la religion. Ses vertus ont été indéniables, mais son ontologie est toute relative, comme le soulignait déjà Kant et comme l’ont démontré les phénoménologues. On ne saurait opposer l’absolu de l’expérience ou de situations à l’aliénation marchande. Le situationnisme a eu la vue courte aussi parce qu’il n’a pas pris en compte la dématérialisation de la réalité par la technoscience même qui en est issue.
En fait, ce n’est pas seulement l’aliénation marchande qui a détruit cette réalité épaisse, dense et obscure dont Guy Deboord ne veut plus se passer, et qu’il survalorise. C’est surtout la technoscience qui a dématérialisé ce réalisme inventé à la Renaissance. Elle en a montré l’illusion sensorielle, explorant les lois de l’atome, de l’énergie, de la biologie moléculaire et génétique, en construisant la physique relativiste, puis quantique, et aujourd’hui nanotechnologique. De cette mise en abîme incontournable de la réalité par la science moderne, Guy Debord ne semble pas conscient. Sa pensée est politique seulement.
Du coup, la critique radicale de Debord devient un moment comme un autre de l’histoire des idées, qui a contribué certes à fonder le nihilisme postmoderne, mais qui n’a rien de définitif.
Et quant à la critique de Baudrillard, elle s’embarrasse et se perd dans les entrelacs de son propre langage obsessivement dénonciateur. Par ses inlassables répétitions, souvent incantatoires, par ses basculements dans le catastrophisme fataliste, par ses métaphores de cannibalisme médiatique de la réalité (l’ogrisme des médias), il a fait mouche délicieusement aux yeux du lecteur, mais il a perdu sa crédibilité dans un vertige ontologique qui rappelle les pires moments de la dramaturgie biblique. J’ai d’abord lu Baudrillard avec fascination, puis avec désespoir, puis avec irritation, et je le lis maintenant comme un délice empoisonné.
J’ai moi-même, comme chacun, ma façon de voir le monde, à coup sur déterminée par l’actualité et par une biographie. Dans ma vision matérialiste athée, j’ai développé une relation animale et panthéiste à la nature. J’en suis et j’en jouis. J’en souffre aussi. Et cela compte. Car la seule réalité que nul ne peut mettre en doute, c’est celle de l’exploitation, du cynisme, de l’injustice dont des milliards d’êtres humains sont victimes, du fait de la nature ou du comportement d’autres humains. La souffrance humaine – animale aussi – est une réalité indéniable. Et cette réalité s’objecte à tout négativisme. Elle n’est pas de l’ordre des simulacres que dénoncent Debord et Baudrillard. Elle a force ontologique. Elle nous impose la résistance du réel, une tension existentielle dialectique et concrète; elle nous oblige à la dénonciation, à la lutte. Elle fonde l’absolu de l’éthique planétaire, celle du respect universel des droits humains élémentaires.
L’éthique planétaire est une indéniable pierre de fondation, émotive, sentimentale, certes. Ingénue, utopique sans doute aussi. Mais la seule réalité que je ne saurais mettre en doute sans un cynisme qui me serait intolérable.
Cela dit, qui était nécessaire pour nous comprendre, je reviens à ma question. Peut-on être un artiste situationniste? Peut-on ajouter des images à l’inflation d’images de la société du spectacle et de l’écran? Peut-on créer des images critiques qui ne seront pas récupérées et désactivées par le système marchand que Debord a démonisé? J’ai d’abord cru que non. Dans les années 70, j’ai participé au déconstructivisme de l’image, comme les artistes de BMPT et de Support Surface, dans la foulée de mai 68. C’était un geste scolastique par rapport à l’art. Et j’ai dénoncé les musées et les galeries, et préféré la performance à l’objet d’art. Puis je suis passé de ce geste pictural à une dénonciation sociale. J’ai inscrit cette critique dans les fondements de l’art sociologique.
Aujourd’hui, le contexte idéologique a évolué. Moi aussi. Je ne démonise plus les musées ni le système marchand de l’art. Ses excès peuvent m’exaspérer, mais ils ne changeront pas un atome de ma production artistique, ni ne remettent en question fondamentalement le rôle des musées et des galeries, sauf à lui préférer le système religieux de jadis ou dictatorial du fascisme. Et je crois plus que jamais, envers et contre tout, que l’art est un langage visuel qu’il faut construire pour interpréter le monde. Je suis convaincu que l’art contribue fondamentalement non seulement à interpréter le monde, mais aussi à le dénoncer et à le changer. Je ne jetterai donc pas le marteau parce qu’il se vend dans une quincaillerie, ni parce qu’il peut être dans de mauvaises mains. Je ne dénoncerai pas le tableau parce qu’il faut acheter la toile ou parce que le musée et la galerie sont des médias institutionnels ou marchands. Comme de tout, c’est l’usage qu’on en fait qui lui donne son sens. N’accusons pas le marteau, ni le pinceau, ni la quincaillerie, ni la galerie, ni le musée d’art contemporain.
En fait, l’art fait rarement le mal. Lorsqu’il est fort, il est difficilement récupérable. Et il peut questionner, déconstruire et reconstruire. Il peut, par son esthétique interrogative, créer de la conscience. Il peut s’opposer à la religion économique et financière du monde que nous subissons aujourd’hui, comme il a pu s’opposer à la guerre, à l’Eglise, à l’idéologie bourgeoise, au fascisme. Refuser l’image serait une posture religieuse – celle de l’islam -, ou un abandon dans la lutte contre le scandale du monde. Parce qu’il y a des langages fascistes, racistes, pervers, dois-je renoncer au langage pour dénoncer ces violences et laisser toute la place à ceux qui en abusent?
Je crois au contraire qu’il faut prendre la parole et le pinceau et l’ordinateur pour dénoncer la société du spectacle marchand, la société de l’écran qui cannibalise la réalité, la société de la religion financière qui nous opprime. Et reconnaître aussi les vertus réelles du commerce et des médias, sans attitude binaire caricaturale. La critique situationniste a la séduction des prises de position radicales, mais le monde est plus complexe, multiple, divers et changeant qu’elle ne l’admet. Tout radicalisme est aussi un réductionnisme abusif, invivable et finalement une faute de l’esprit, sauf lorsqu’il se lève contre le mal absolu. Et il peut devenir une oppression en soi. Je préfère ma liberté libertaire et les risques de tout engagement dans les situations réelles (donc contradictoires, discutables, limites, détestables ou attirantes, aliénantes).
Paradoxalement, le situationnisme a été un purisme, c’est-à-dire un irréalisme, le rêve nostalgique d’une réalité qui n’a jamais existé, sauf pour les âmes candides. C’est pour cela qu’on l’aimait et qu’on l’aime encore. Il est intéressant de voir où mènent des logiques de pensée radicales. Guy Debord et Jean Baudrillard nous en ont donné un exemple magnifique.