(Avec Pierre Restany chez moi à Paris en 1976) Voilà huit ans que Pierre Restany est décédé. Ce n’est pas un anniversaire qui m’incite à écrire son éloge aujourd’hui, mais plutôt une pensée très fréquente que je garde de nos relations. Et je le reconnais plus que jamais comme le plus créatif, le plus fascinant, humainement le plus chaleureux des critiques d’art qu’il m’a été donné de rencontrer au XXe siècle. Je l’ai connu assez pour savoir qu’il était constamment en éveil face à l’art comme face à la vie. IL avait toujours une vision globale et généreuse. Beaucoup d’artistes en ont d’ailleurs abusé. Toujours connecté partout où le menait sa vie de globe-trotteur avec les artistes de chaque pays, l’esprit tissé de multiples amitiés, parmi les premiers à avoir su échapper aux places dominantes du commerce d’art pour découvrir et chérir les périphéries, mondialement reconnu, certain de son rôle historique dans l’art contemporain, il était pourtant secrètement terriblement déçu par beaucoup d’hommes et d’institutions. Capable d’enthousiasme et de compréhension, il avait la capacité de dépasser les contradictions évidentes entre Yves Klein et César, par exemple, pour les intégrer dans le Nouveau réalisme. Champion de la nouvelle réalité industrielle et publicitaire qui prévalait dans la société de consommation, il avait été capable aussi de comprendre la puissance opposée du naturalisme intégral lors de son voyage mémorable en Amazonie. Respectueux des artistes qu’il aimait, il savait aussi polémiquer durement contre ceux qu’il accusait de faux-semblants. Nous avons eu souvent de longues et pénétrantes conversations sur l’art, que je n’oublie pas. Il aimait l’art, la vie, les femmes et l’alcool, dont il abusait souvent pour compenser ses frustrations. Il avait d’ailleurs une grande résistance à ses effets dévastateurs. Je me souviens de sa fâcherie contre moi, lorsque je l’interrompis avec une certaine insistance dans un colloque officiel, dont la dive bouteille ne l’avait pas écarté. Sachant qu’il n’avait pas que des amis, je l’aimais trop pour le laisser divaguer en public, pas assez pour le laisser aller à ses incohérences. Notre relation était trop forte pour qu’il m’en veuille encore lorsqu’il reprit ses esprits. Je l’ai toujours écouté comme un maître, surtout lorsque j’hésitais sur mon retour à la peinture dans les années 1990 et lui écrivais ou revenais du Québec à Paris le rencontrer. (Avec Pierre Restany lors de l’enterrement de l’Histoire de l’art métropolitaine par Denys Tremblay aux Invalables, Paris, 1983)
Il traverse sans doute aujourd’hui ce purgatoire nécessaire avant que son rôle historique ne soit reconnu et célébré par de grandes expositions à Paris ou à New York. Mais cette reconnaissance ne saurait tarder. Hervé Fischer
Nous observons, au moins depuis la Renaissance, que nous réorganisons constamment le cosmos. En 1961 Pierre Restany, dénonçant l’endormissement des peintres de l’Ecole de Paris, lançait le « Nouveau réalisme » et écrivait : « Ce que nous sommes en train de redécouvrir, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, c’est un nouveau sens de la nature contemporaine, industrielle, mécanique, publicitaire ». Puis, en 1987, à la suite d’un voyage en Amazonie, il a, à l’opposé, lancé avec l’artiste brésilien Frans Kracjberg le manifeste du Rio Negro, dit du « naturalisme intégral ». En optant pour l’idée de « nouvelle nature », je propose de reconnaître l’importance déterminante des nouveaux paramètres de notre sensibilité et de notre interprétation de l’univers: une nature numérique. – Notre sensibilité est devenue numérique et écologique. La nature n’est plus intimiste, mais planétaire. Elle n’est plus puissante et exploitable, mais fragile et menacée. Elle n’est plus visuelle, mais scientifique. Elle n’est plus sentimentale, mais politique. Nous la constituons, nous l’interprétons, nous l’instrumentons avec des algorithmes et des fichiers numériques ; nous l’affichons en fausses couleurs sur nos écrans pour la connaître et la gérer. – Notre économie aussi est devenue numérique et planétaire. Elle nous domine comme une pensée unidimensionnelle, une nouvelle cosmogonie, mais elle demeure paradoxalement incohérente, imprévisible, extrêmement fragile et nerveuse aussi. Nous tentons de la comprendre avec des algorithmes et des diagrammes sur nos tableaux de bord électroniques pour la piloter comme un être complexe, capable d’être aussi créateur que destructeur, qui a envahi notre planète et hante notre conscience. Nous sommes soumis à une économie aussi imaginaire que quantitative, paranoïaque que virtuelle. Une sorte de nouvelle religion triviale. C’est Wall Street qui fait la météo quotidienne de nos spéculateurs et des masses. – Notre nature sociale a radicalement changé elle aussi. Elle n’est plus mécanique ni organique, matérialiste ni structurelle, psychologique ni psychanalytique. Elle est devenue, comme l’univers lui-même, un hypertexte de liens, un agrégat de réseaux sociaux, où nous nous intégrons à distance en temps réel et sans discontinuer, où nous nous identifions à des avatars dans des jeux de rôles, où nous surfons, sautons de lien en lien, où nous cherchons des amis, l’amour, la réussite dans des mondes virtuels parallèles. C’est donc là aussi que migrent de plus en plus nos entreprises, nos institutions et nos idéologies pour nous rejoindre directement. Nous ne sommes plus à la maison. – Notre nature humaine n’a plus de profondeur. Elle a perdu le mystère de son introspection individuelle unique. Elle se tisse par agrégats d’informations à l’intersection des réseaux numériques, à la surface des écrans. Nous sommes devenus des codes-barres, des petits paquets d’ADN, des fichiers numériques dans des flux de données mobiles dont les algorithmes sont géolocalisés, scrutés et gérés par nos politiciens, nos policiers, nos agences de marketing, nos chercheurs scientifiques et même nous-mêmes. – Notre éthique aussi est devenue planétaire. Elle n’est plus religieuse ni psychologique. Elle n’est plus basée sur des consciences individuelles et solitaires, mais sur des solidarités hypertextuelles ; elle s’abreuve à des flux d’informations écraniques qui nous angoissent et nous obligent à sauver non plus notre âme, mais le monde. Notre éthique est devenue hyperhumaniste. – Notre nature est orpheline. Elle n’a plus de créateur. Et elle a tellement changé, elle est devenue si globale, réactive et connective, fragile et créatrice, que nous devons en assumer nous-mêmes la pleine responsabilité. Cette hypernature, c’est nous-mêmes. Le dualisme traditionnel n’a plus cours. Nous ne pouvons plus opposer la nature à la culture, à l’humanisme, à l’esprit, à la technologie. Nous sommes la nature, sa matière la plus évoluée, sa tête chercheuse ; et sa plus étonnante intelligence divergente. Notre technoscience est notre humanisme. La nature est devenue technoscientifique. Nous ne pouvons plus être passifs, ni soumis, mais nous devons nous engager, être volontaristes et proactifs. Le sens e relève plus de la lecture, mais de la volonté. Ce n’est plus le soleil qui se lève chaque matin, c’est nous. – Plus que jamais, c’est à l’artiste philosophe de prendre conscience de ce nouveau monde, de l’éclairer, de le modéliser, comme les scientifiques. C’est à lui aussi de le connaître, de le questionner, avec une nouvelle fascination critique, d’en explorer la sensibilité et d’élaborer un langage visuel actuel, selon sa nouvelle esthétique quantitative et numérique. Il lui revient d’en exposer les icones. Ainsi, il y a plus de codes-barres sur la planète aujourd’hui qu’il n’y a eu de crucifix en deux mille ans. – Cette nouvelle nature tissée de liens scientifiques, comme un réseau d’informations et d’algorithmes, comme un hypertexte, je l’appelle « hypernature », tant pour sa globalité planétaire que pour la connaissance que nous en construisons par agrégats de liens. Elle n’est plus impressionniste, fauviste ou cubiste, mais c’est elle que peindraient aujourd’hui Cézanne, Gauguin, Matisse, en fausses couleurs et en données quantitatives capables d’exprimer notre nouvelle cosmogonie, notre nouvel interface, nos émotions éconumériques, et lourdement chargées d’anxiété. Car cette nature semble vouloir s’assombrir, abandonner l’éternité cyclique rassurante qu’on lui attribuait, pour tomber dans l’éphémérité et s’exposer à la disparition. Aujourd’hui Monet ne peindrait plus les Nymphéas, mais les nuages gazeux de nos galaxies lointaines, les trous d’ozone de nos atmosphères polaires, les variations quantitatives du plancton de nos océans, les images satellitaires des bouleversements climatiques sur nos écrans, les logiques floues de la physique quantique, les scintillements de nos accélérateurs de particules, l’instabilité des balayages électroniques d’images de nos télévisions, le mapping de nos chercheurs en marketing, les agrégats d’informations de nos spéculations boursières et de nos flux de misère humaine. – Pour rendre compte de ce nouveau monde qui émerge à l’âge du numérique, pour en exprimer les émotions, mais aussi pour en questionner les vertus et les risques plutôt que de nous y engouffrer et y perdre pied, il faut faire un autre choix et résister. Diverger et choisir paradoxalement, malgré la vitesse des flux qui nous séduisent, nous excitent, nous portent et nous consument, le retour à la peinture et le temps ralenti de l’arrêt sur image, qui nous permettent encore de penser et de voir. Hervé Fischer
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