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ART & ARGENT – NUMÉRAIRE & NUMÉRIQUE

Arnaud Fischer Les financiers 777377 Les financiers projettent (évolution du NASDAQ en 2000)

Une exposition sur le thème de l’art et l’argent, organisée actuellement en France au Plateau (Paris)* par Caroline Bourgeois et Elisabeth Lebovici retient l’attention. Malgré des moyens financiers modestes – il faut le souligner, compte tenu du thème! – cette exposition réunit de nombreux artistes modernes et contemporains qui ont abordé de façons très diverses ce thème si central dans l’inconscient de la production artistique, sinon dans son expression explicite, le plus souvent sous l’angle de la contestation.
L’exposition n’aborde pas l’évolution de ce thème dans l’art numérique et le web art, bien que numéraire et numérique soient désormais étroitement liés. Pourquoi?

Le numéraire‚ c’est le numérique‚ et réciproquement

« Depuis l’aube de la civilisation‚ la culture a toujours eu la priorité sur le marché »‚ comme le rappelle Jeremy Rifkin à un moment où‚ pourtant‚ on ne parle plus que d’économie‚ qui devient une déesse à la pensée unidimensionnelle, étonnamment réductrice. Il faut constater‚ en outre‚ que l’utopie triomphaliste du capitalisme électronique semble avoir pris la relève de l’utopie communiste vaincue.
Les bits sont désormais la substance même de nos échanges commerciaux. Ils sont associés à la richesse. Les entrepreneurs sont devenus des courtiers d’information‚ des banquiers du numéraire-numérique. À l’âge du numérique‚ l’argent est devenu électronique et il constitue la matière première de la nouvelle économie. Numérique et numéraire sont les deux faces de la même médaille.

L’économie imaginaire

C’est l’imaginaire que nous habitons‚ disent les poètes. Et ils le savent. C’est l’imaginaire aussi que les économistes de la Netéconomie habitent, mais ils ne le savent pas! Pourtant‚ les valeurs boursières des grandes compagnies ont pu y croître d’un facteur de 1000 en quelques mois et retomber d’autant en quelques semaines. Les technologies numériques sont paradoxalement aussi des «psychotechnologies»; elles font pulser l’imaginaire numérique comme un cœur d’aventurier en phase d’excitation. Robert McIllwraith a souligné le rôle des sentiments dans l’économie‚ rappelant que celle-ci demeure une science humaine‚ malgré ses outils mathématiques sophistiqués. Il nous parle de la feelings economy. Les émotions ont pris une importance majeure dans les comportements économiques des acteurs de la nouvelle économie numérique‚ alors que les outils statistiques sont désormais inopérants face à des situations inédites. Et l’économie numérique est désormais de plus en plus de l’ordre de l’imaginaire. Ce qui se nomme couramment l’electronic economy (e-economy)‚ nous la nommerons donc l’économie imaginaire: i-économie. Ses pulsions et l’ampleur de ses variations tiennent à son irréalité‚ à sa déréalisation. Car la nouvelle économie est basée sur la production et l’échange d’informations‚ et non plus tant de marchandises‚ de bits et non d’atomes‚ disait Negroponte. Les informations‚ les concepts qui s’y échangent ne circulent pas dans des navires-citernes ou des trains de marchandises, mais sous la forme immatérielle de fichiers électroniques. Cette dématérialisation de l’économie favorise la fluidité et l’accélération de celle-ci‚ mais aussi sa volatilité et‚ par conséquent‚ l’emprise des pulsions que l’imaginaire peut exercer sur elle. La valeur d’un pain ou d’une maison s’établit assez facilement; l’objet est là‚ visible et saisissable. Mais que vaut un concept? Un fantasme ou une vision? Où sont-ils? Quelle garantie pouvons-nous avoir quant aux droits de propriété qui leur sont attachés? Et quant à leur durée de vie? Comment s’établissent les unités de compte d’une économie imaginaire‚ plus exposée que l’économie traditionnelle aux coups de vent‚ de panique ou d’enthousiasme de ceux qui y spéculent? «Du contrôle des échanges de biens on est en train de passer au contrôle des échanges de concepts. Au xxie siècle‚ ce sont les idées qui font de plus en plus l’objet de transactions commerciales»‚ souligne Jeremy Rifkin.
Faut-il s’étonner alors que le jeu prenne de plus en plus de place dans cette économie imaginaire? Là où le numéraire circule à la vitesse du numérique‚ de façon quasi interchangeable‚ les imaginations s’excitent et les rythmes cardiaques s’accélèrent avec ces rêves d’enrichissement facile et immédiat. N’existe-t-il pas d’exemples très spectaculaires qui le montrent et que l’on cite volontiers?

La fluidité numérique de l’économie imaginaire active la dynamique événementielle de celle-ci et en accélère les échanges. Le numéraire irrigue l’économie‚ en fait palpiter intensément l’imaginaire numérique et ses rêves de puissance. Pourtant, l’art numérique aborde beaucoup moins la thématique de l’argent que ne le faisaient les artistes modernes, de Dada à Michel Journiac, de General Idea à Antoni Muntadas.

Un art numérique de divertissement et de consommation


Pourquoi? C’est que l’art numérique réussit rarement à être idéologiquement critique. Le numérique compromet le plus souvent les artistes dans l’idéologie du jeu, de la performance technique, des effets esthétiques, de l’illusion interactive, et finalement de la société de consommation et de divertissement. L’artiste new yorkais Paul Garin, avec ses chiens de garde protégeant les riches demeures des riches, demeure une exception. Et cette oeuvre date des années 1990.
En outre, l’art numérique ne se vend pas. Immatériel et éphémère, il n’a ni marché, ni collectionneurs – sauf rare exception. Il nécessite, pour se produire, l’accès à des machines et à des logiciels coûteux. Il n’y a pas d’art numérique pauvre: cela semble même conceptuellement impossible. Et les artistes dépendent finalement, comme au temps des princes et des papes, de la commande corporative ou publique, qui ne se prête pas à la contestation.
Les gouvernements eux-mêmes exigent de plus en plus que les artistes-chercheurs cherchent… des contrats avec les industries culturelles. C’est maintenant le cas au Québec comme ailleurs. Pourquoi pas? Aussi longtemps qu’il existe aussi des budgets pour l’art gratuit. Ai-je parlé d’un art gratuit? Il serait plus pertinent de parler d’un art libre, celui de la conscience esthétique et politique, et de la libre aventure, qui n’est pas un art de commande. Le numérique se positionne presque exclusivement à l’opposé. Pourtant, notre époque a plus que jamais besoin de cette conscience critique et de cette recherche esthétique. Quelle défaite pour l’art d’aujourd’hui!
Hervé Fischer
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(*) Le Plateau (FRAC Ile-de-France) 33, rue des Alouettes, 75019 Paris. contact presse: Christelle Masure, cmasure@fracidif-lerplateau.com
(**) Courtesy: The Estate of General Idea et la Galerie Frédéric Giroux, Paris
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