.1
|
Art et mythanalyse
Hervé FISCHER
Art, Mythe, surmonté d’un triangle jaune invitant à utiliser des lunettes et gants de protection. 50 panneaux de signalisation devant le Fredericianum et dans la ville de Kassel, lors de la Documenta 6 en 1982
(Extraits d’après un entretien de Michel Cazenave avec Hervé Fischer diffusé sur FranceCulture le samedi 28 mai 1983, dans la série« Recherches et pensées contemporaines » sur le thème « Société, art et mythe ».)
Michel Cazenave. Vous êtes tout à la fois artiste, sociologue et vous tentez d’élaborer une
« mythanalyse ». Que faut-il entendre par là ?
Hervé Fischer. Je le vis comme une aventure théorique, à laquelle je suis lié existentiellement, de plus en plus. Il s’agit principalement d’une interrogation sur moi-même, en tant qu’animai social. Dans une époque de communication médiatisée, où le social est devenu le fait fondamental, je tente à travers l’art sociologique d’élaborer une sociologie interrogative. En tant qu’artiste, j’essaie de travailler aussi en dehors du micromilieu spécialisé, en songeant souvent aux sociétés ethnologiques {j’emploie cette expression pour échapper aux mots « primitif », « archaïque », etc.). Dans une société africaine traditionnelle, il y a bien une activité esthétique ou artistique, dont la pratique est communautaire et renvoie à l’image du monde ; c’est une relation de célébration du groupe social avec lui-même, avec l’imaginaire, qui s’accomplit avec des objets, des rituels, des danses, des maquillages, des scénographies. De nos jours encore, dans de nombreuses sociétés, l’art se développe de toute autre façon que ce que nous connaissons dans les pays industrialisés avec ce statut de marchandise de l’œuvre d’art, cette fétichisation dans les musées. Il est clair qu’il y a beaucoup de sociétés où il n’y a ni musées, ni galeries. N’y-a-t-il donc pas d’art dans ces sociétés là ? Ou bien est-ce que l’art n’y est pas positionné, vécu autrement? Cela me suggère que la tendance actuelle dans les sociétés à musées et galeries n’est pas irréversible. Il pourrait s’y produire aussi des événements artistiques, qui seraient liés aux rites sociaux, aux rythmes, à l’imaginaire, à la cosmogonie, mais par d’autres voies que la production de peinture et de sculpture, de Beaux-arts. D’autres part j’ai été très lecteur de McLuhan et de la « Galaxie Gutenberg » ; ce qui m’a donné le sentiment que la réduction de l’art aux Beaux-arts, c’est-à-dire à une production visuelle d’arts plastiques, avec des codes d’ailleurs très restrictifs, correspondant à peu près à l’époque de la Galaxie Gutenberg, c’est-à-dire au développement de la communication écrite et surtout imprimée. Probablement les sociétés antérieures, par exemple du Moyen-âge, secrétaient une relation à l’image du monde beaucoup plus plurisensorielle, plus événementielle, plus liée aux rites communautaires. Cette époque tend aujourd’hui à s’effacer devant l’essor de la communication électronique, davantage pluri-sensorielle, plus simultanée, plus intégratrice de la communauté sociale. Il y a probablement place désormais pour une autre forme d’art que le système des Beaux-arts, dans le sens de l’ouverture que propose l’art sociologique, comme interrogation sur l’image du monde contemporain, tentant de faire appel plus largement à la créativité de la communauté sociale. C’est aussi ce qu’impliquent les nouvelles techniques de communication ; et en un sens, nous renouons avec la fonction sociale traditionnelle de l’art. Nous voulons nous libérer d’un système des arts visuels qui s’est étriqué, refermé sur lui-même.
Michel Cazenave. Dans les sociétés que vous appelez« ethnologiques », l’art ne semble pas avoir une place à part. Dans les sociétés du Moyen-âge, le sculpteur produit une objet qui renvoie à autre chose que lui-même ; il ne semble pas y avoir d’art en tant qu’art, d’art en tant que discipline spécifique et séparée. Dans notre société occidentale contemporaine, il semble que s’est instaurée une distance de l’art par rapport à l’explication globale du monde, généralement religieuse, qu’on trouvait dans les sociétés traditionnelles, de sorte que les concepts mêmes d’art et d’Histoire de l’art sont historiquement liés à une certaine forme d’athéisme, en même temps qu’à une certaine destruction de l’image globale. Ce qui semble intéressant, c’est qu’à travers l’art sociologique, vous essayez de retrouver une fonction de l’art, même si celle-ci, dans la société contemporaine, dont vous tenez particulièrement compte, ne peut plus être la même que dans les sociétés traditionnelles. Vous la retrouvez comme force du message social et en même temps comme reflet social, mais d’une manière dubitative, comme interrogation critique, puisque cet art ne peut plus s’appuyer sur une cosmogonie qui soit reconnue par l’ensemble de la société.
Hervé Fischer. Je crois qu’il y a eu souvent déjà dans l’art moderne, depuis la Renaissance, des tendances à la remise en question, à la rupture, à la contestation. Mais ce ne fut pas le langage principal de l’art. Cet art a généralement été utilisé pour défendre et illustrer ceux qui étaient au pouvoir. Il y a eu une compromission historique de l’art avec les classes dominantes. Auparavant, l’art jouait sans doute un rôle de relation avec les Autorités de l’au-delà, et donc un rôle de légitimation du sens dominant de la communauté sociale, de ses actes individuels et collectifs. Il n’y avait pas en effet cette rupture, cette séparation, ce doute contemporains. Il y avait – probablement, car je n’y étais pas – une adhésion, une légitimité instituées. Nous sommes aujourd’hui dans une société divisée, où l’art est en relation avec la classe dominante qui le consacre. Cela remettait pour moi fondamentalement en cause le système des Beaux-arts de l’avant-garde ; car je ne voulais pas travailler dans le sens de la légitimité du pouvoir d’une classe dominante.
Le rapport de l’art à la philosophie me paraît dès lors devoir être souligné. L’art sociologique veut mettre en question et l’art et la sociologie conventionnels. Mais il me semble aussi que la philosophie contemporaine s’est séparée de la société, comme l’art d’avant-garde. Comme lui, elle est devenue scholastique, commentaire d’elle-même par elle-même. Elle ne parle pas du monde contemporain. J’ai cherché à développer l’art sociologique comme pratique philosophique, afin qu’elle soit liée à la vie et interroge le sens du monde où nous vivons, de nos actes, de nos finalités, de nos valeurs. Non pas à partir des livres et des notes de bas-de-page, mais à partir de l’objection que nous fait le monde réel, quand on se confronte à lui, quand on se risque par rapport à lui, par rapport à l’Autre, dans une relation existentielle interrogative.
« Pourquoi notre société est-elle monothéiste? ».Voilà, par exemple une question qui m’intéresse.« Pourquoi est-il impensable qu’il y ait deux Etats dans un pays? » « Pourquoi rejette-t-on systématiquement l’autogestion, qui supposerait une multiplication des sources de pouvoir, et qui renverrait à un polythéisme? » « Pourquoi croit-on qu’il ne peut y avoir qu’Une Vérité ? », Ces question intéressent, à travers la philosophie, notre imaginaire, notre image du monde, le mythe, par exemple, de l’unicité, et donc appellent l’élaboration d’une mythanalyse.
«Pourquoi est-ce que l’art d’avant-garde a été monothéiste? En ce sens qu’il ne peut y avoir qu’un original, que chaque artiste doit être créateur unique et premier, le suiveur n’étant jamais qu’un imitateur, un faux dieu, qui ne vaudra pas sur le marché. »
Encore une question qui met sur la scène les déterminants mythiques de l’art. La pratique de l’art conduit donc inévitablement au questionnement de la mythanalyse celui qui a une exigence quant à la forme, au contenu et à la communication de sa pratique d’artiste. Et je ferai remarquer que ce n’est pas par des détails sophistiqués, initiatiques ou ésotériques, du genre de ce qu’on lit dans la mauvaise littérature avant-gardiste parisienne pendant les années 60- 70, que j’en viens à ces questions si essentielles ; mais simplement en essayant de regarder l’art en face, sans tricher, et du dehors de ce micromilieu privilégié ; en écoutant les objections de l’homme de la rue, ce prétendu « primitif » de notre société de classe.
En tant qu’artiste, je ne produis donc pas beaucoup d’images, si ce n’est comme matériel visuel des dispositifs de questionnement, quand besoin est. Je ne produis pas d’objet fétiche, pas d’art-marchandise. J’essaie de créer des événements de communication interrogative, qui vivent par la participation de tous ceux avec lesquels la rencontre se fait, et qui m’interrogent moi-même. Car je dois être le premier à être mis en question dans cette pratique.
Il me semble qu’aujourd’hui cette recherche est essentielle face à la crise de représentation du monde – une crise complète du sens de ce que l’on fait. L’Etat n’a plus de légitimité parce qu’il n’est plus lié à un sens évident, auquel nous puissions tous adhérer. Gérer les impôts et ramasser les chiens crevés au fil de l’eau, c’est une légitimité insuffisante pour un Etat, même lorsqu’il est incarné par le suffrage universel.
Il me semble qu’une société qui n’a plus d’image crédible du monde – religieuse, scientifique, magique ou morale -, qui vit donc elle-même dans un doute complet, risque sa perte, si elle ne requestionne pas complètement, dans toutes leurs conséquences, les raisons de cet état de crise. li y a urgence philosophique.
Michel Cazenave. Faire porter l’interrogation sur le monde, ou sur elle-même? Il me semble que dans cette multiplicité de sens que vous évoquez, dans cette idée d’autogestion (multiplication des centres de pouvoir et de sens) que vous opposez à notre culte hégélien de l’Etat, vous induisez en fait une certaine vision globale du monde. En affirmant la valeur du multiple par rapport à l’unicité, ne fondez-vous pas un sens ?
Hervé Fischer. Pour moi, l’art sociologique, c’est l’art de poser les questions, et non pas de donner les réponses. Une pédagogie négative, comme celle suggérée par l’Ecole de Francfort, qui rebondit sur le questionnement de la question, suppose aussi une méthodologie. L’idéal utopique en serait une mobilité incessante de l’esprit. Etre nomade dans ma propre pensée, triangulant toujours d’un point de vue à un autre, sans me fixer nulle part. Ce serait une bonne méthodologie. Mais je sais aussi que l’art sociologique est déterminé idéologiquement par le moment de la société où je l’ai élaboré (en particulier je vois bien les affiliations avec mai 1968), et à mon insu je suis inévitablement déterminé dans le choix des questions que je pose, dans les réponses implicites que je véhicule et auxquelles j’adhère à mon insu. Cela dit, je crois que nous mourons de monothéisme, et qu’il s’agit aujourd’hui de rouvrir la question du polythéisme, ou de la multiplication des sources de sens et de pouvoir. Si nous crevions de polythéisme, il serait intéressant peut-être de reposer la question de l’unicité. Ce serait même certainement nécessaire. Je suis sûr que ce serait nécessaire. Et il est difficile de penser un 3e terme. J’essaie seulement. De même que par rapport à l’art, les jugements que nous portons sont si souvent idéalistes – si fortement présente est l’origine sacrée de l’art dans notre idéologie – que même Marx, quand il écrit sur l’art, est idéaliste. Il me paraît donc nécessaire de penser l’art en matérialiste ; pour tenter de se libérer des systèmes de pensées toutes faites, des stéréotypes de notre pensée. Mais si nous étions dans une idéologie dominante matérialiste, j’essaierais de réfléchir comme un idéaliste. J’essaierais là aussi de trouver un 3e terme (encore le mythe triangulaire du 3). La difficulté, c’est que le doigt ne peut pas se montrer lui-même, et que nous ne pouvons pas échapper au système au milieu duquel nous sommes.
La seule chose à laquelle je crois – puisque je ne crois pas à grand-chose actuellement, si ce n’est à une exigence-, c’est donc à la méthodologie de la mobilité. Quelque chose comme la volonté de liberté. Se déplacer constamment. Et c’est pour cela que j’essaie de devenir nomade dans ma vie même, c’est-à-dire de voyager, de vivre dans d’autres sociétés que la société française, pour y découvrir d’autre rationalités, d’autres mythes, d’autres justifications de la vie collective, qui vont peut-être me permettre de débloquer le système de pensée où je suis. Débloquer le fer croisé qui est dans notre béton idéologique, et qui nous empêche de découvrir la relativité de nos façons de penser.
Je ne crois à presque rien, mais je suis optimiste fondamentalement. Je suis vitaliste. La vie me fascine. Il faut certainement que dans l’énergie de la vie, nous trouvions le moyen de sortir de nos barreaux idéologiques actuels. C’est en ce sens que je crois à cette philosophie interrogative, à ce nomadisme intellectuel.
Michel Cazenave. Est-ce que ce flux de la vie n’impliquerait pas alors une logique du contradictoire ? On devrait être capable d’être à la fois idéaliste et matérialiste, polythéiste et monothéiste, oriental et occidental, sans choix exclusif l’un de l’autre. Et qu’est ce que cela veut dire, sinon qu’il n’existerait pas de vérité intrinsèque, mais que toute vérité n’est que relative à une autre vérité ?
Surgit alors le hasard, qui enfin règne et nous donne un espace de liberté, un espace de jeu. N’est-ce pas là, finalement, que la créativité peut prendre sa véritable dimension? Car peut-il y avoir justement une créativité sans cet espace de liberté qui est donné ainsi à l’homme dans cette sorte de rétroflexion sur lui-même ?
Hervé Fischer. Oui, nous sommes devant une clef de notre problématique. Mais cela devient très difficile à penser. C’est la critique de l’idéologie de l’avant-garde qui m’a conduit à cette interrogation.
Dans l’art, on trouve souvent une sorte de tabernacle idéologique, où se condensent secrètement les valeurs fondamentales d’une société. Il y a là une sorte de reliquaire de la représentation religieuse et des valeurs qu’une idéologie sociale consacre. Dans une société athéiste, c’est dans l’art que l’analyse idéologique est la plus éclairante des fondements de légitimité mythique qui opèrent réellement.
Par exemple, on y découvre la logique de la linéarité, sur laquelle se sont fondés les concepts de Raison, d’Histoire, de Progrès liés à l’avant-gardisme. Cette linéarité est beaucoup plus déterminante et significative de la rationalité occidentale du XIXe – et du XXe siècle – que tous les effets secondaires qu’on en trouve dans les textes philosophiques de la même époque, dans l’art, la science etc. Oui – sauf que nous ne savons guère penser autrement. .. De même que nous échappons difficilement au schématisme spatial dans notre pensée. Nous ne savons pas penser le temps. Serait-ce parce que nous lions aussi le temps à la mort, tandis que l’espace est le lieu où l’on s’étend, c’est-à-dire où nous exerçons un pouvoir ? L’espace est-il le contraire du temps ? Dans l’astrophysique actuelle, nous reposons le problème. Voilà une question essentielle et qui doit être prise en compte, traitée, dans une production artistique. Ces questions relèvent de ce que j’appelle la mythanalyse. Si on s’y aventure, ce n’est plus la sociologie conventionnelle (qui analyse les institutions et l’idéologie politique), qui pourra nous aider – outre que la sociologie s’est trop réduite à gérer les électeurs, les consommateurs et les anomies sociales. La sociologie interrogative doit interroger d’abord ses propres concepts, sa logique, son modèle d’explication, la sémiotique de son récit, la mise en scène de l’explication.
Il faut essayer de repérer, d’aborder, de déchiffrer, de mettre en question l’imaginaire mythique qui fonde nos représentations, qui légitime à notre insu nos adhésions intellectuelles, rationnelles, voire affectives, qui nourrit d’efficace poétique (irrationnelle) nos concepts dits opératoires institués comme les plus rationnels, qui soutient nos institutions mêmes. La rnythanalyse est une tentative extrême – et exténuante – d’élucidation – et le mot « élucider » lui-même nous renvoie à l’image mythique de la lumière : c’est dire nos li-mythes !
La psychanalyse travaille sur les biographies individuelles ; une psychanalyse de la société est impossible – on s’en est rendu compte depuis les tentatives de Freud. Il faut partir de la dimension sociale elle-même. Et la mythanalyse essaie d’analyser les représentations inconscientes de la société à partir des « histoires qu’on raconte », des structures de la pensée, du langage social, des valeurs idéologiques instituées. La mythanalyse est certainement la science humaine la plus importante aujourd’hui. Sauf qu’elle balbutie à peine. Et que c’est dans d’infinies difficultés que j’y travaille depuis cinq ans. On ne sait pas par quel bout la prendre. Nous sommes tellement immergés dans nos représentations mythiques, que nous y sommes aveugles. C’est à proprement parler une tentative impossible, comme si Je marteau devait se frapper lui-même : c’est avec des images que nous devons déchiffrer des images, puisque tous nos concepts sont des concepts-images.
Et tant que la mythanalyse ne peut pas nous aider de façon suffisante dans notre recherche d’élucidation de notre image du monde, – je ne dirai pas « nous guider », parce que Dieu nous en garde … – nous devons choisir, décider, inventer un sens. Le seul fondement sur lequel nous pouvons nous appuyer provisoirement est l’éthique. Parce que quels que soient les doutes que je puisse avoir sur Dieu, sur la Raison, sur l’Etat, sur l’origine et sur la finalité, je ne peux pas accepter le fait qu’un homme soit torturé dans une prison, qu’un individu meure de faim tandis que je suis à table. Je ne peux pas accepter un certain nombre de scandales moraux, que je connais un petit peu à travers les mass media. Un petit peu seulement, mais suffisamment pour que le scandale advienne, à un niveau que j’appellerai : ontologique. C’est l’être même de l’homme, qui est remis en cause, qui est nié. Et la légitimité d’Amnisty International montre bien l’accord assez général sur cette morale provisoire. Je crois profondément que l’éthique est le seul absolu sur lequel nous puissions encore nous appuyer, dans l’urgence où nous sommes pour décider de la suite des événements sociaux.
Michel Cazenave. Vous parlez de cette exigence éthique et je me demande si nous ne nous trouvons pas là devant ce que j’appellerai un stade bien repéré de tout acte de refondation, ou de réflexion philosophique générale. Je veux dire par là qu’à partir du moment où on est bien obligé de révoquer en doute un certain nombre de choses, on est bien obligé d’accepter une morale, je dirai forcément provisoire dans la mesure où on ne peut pas la fonder en absolu, et où pourtant elle est d’autant plus absolue que provisoire : une rampe à laquelle on s’accroche pour avancer. Resterait à voir si les choix moraux que l’on fait ne sont pas gouvernés aussi par un certain nombre de configurations mythiques auxquelles on se réfère inconsciemment. Et plus profondément, il faut se poser la question – et c’est là où nous rejoignons cette problématique de la mythanalyse que vous avez esquissée – si, dans n’importe quel choix que nous sommes amenés à faire, il n’y a pas une configuration mythique qui est en jeu, en travail en nous. J’aimerais que vous expliquiez plus précisément ce qu’est cette mythalanyse que vous vous employez à constituer. Comment peut-on procéder à cette investigation de l’imaginaire social et de notre propre imaginaire dans la mesure où il est redevable à cet imaginaire social? Dans quelle mesure n’y aurait-il pas de grandes configurations propres à l’imaginaire collectif? Cela me paraît d’autant plus important que l’on sait que la mythologie a toujours été pluraliste : un ensemble d’histoires qui jouent les unes avec les autres, nous renvoyant au polythéisme.
Hervé Fischer. Ce qui est extraordinaire et exaltant dans la situation contemporaine, c’est que nous sommes condamnés à être créatifs, créateurs de notre propre sens, de notre propre ludisme, comme de notre propre sérieux, de notre monde même avec une responsabilité immédiate – je veux dire : on n’a pas le temps de se retourner, si il a été appuyé sur le petit bouton rouge ; nous sommes capables en même temps de créer .l’apocalypse immédiate, et d’inventer notre monde. Et il est fort significatif que l’histoire idéologique récente associe de plus en plus, dans une sorte d’équivalence mythique, psychanalytique, et même logique, les concepts de création et de destruction.
C’est en ce sens, que je crois que les questions que je me pose relèvent directement de l’art, comme les plus essentielles, et impliquent nécessairement la participation et donc la responsabilité collective. Le seul choix possible – exigence éthique, mais ‘aussi nécessité politique évidente-, c’est de croire à la créativité de chacun, et de favoriser la conscience que tout un chacun aura de sa capacité de créativité et de responsabilité dans l’aventure d’aujourd’hui.
Or le paradoxe par rapport à cette situation exaltante et un peu utopique, c’est que dans la réalité, plus que jamais, l’ensemble des mass média favorise une vaste opération d’uniformisation et de conditionnement de l’individu, tant dans sa pensée que dans ses gestes, qui pourraient être créateurs et qui ne sont que stéréotypés. Plus que jamais, il y a réduction de cette créativité individuelle par l’institution de la communication sociale et par le caractère abstrait de la vie urbaine, où les échanges symboliques éliminent les référents concrets. Nous vivons de façon abstraite et cette abstraction favorise sans doute les manipulations idéologiques, mais dans un stade ultérieur, elle peut permettre aussi une liberté et une créativité plus grande. C’est l’actuelle société de réponses toutes faites que j’ai caricaturée il y a quelques années avec la performance de la « pharmacie idéologique », où je donnais en échange d’entretiens avec les gens de la rue, des pilules plastiques pour croire, pour avoir des idées originales, pour être intelligent, pour voter, pour être riche, pour supporter le violon, etc., c’est-à-dire pour toutes les situations de la vie, pour toutes les pensées, tous les désirs qu’on pourrait avoir. Puisqu’aussi bien le système mass-médiatisé des réponses toutes faites nous dit où passer nos vacances, comment être amoureux ou romantique, comment être beau et intelligent, comment penser !
Cette situation là nécessite que l’art sociologique soit contestataire et subversif vis-à-vis de l’institution culturelle et sociale; que l’art sociologique soit autogestionnaire. C’est une subversion contre la pensée aliénée et stéréotypée, au moment où nous croyons à la possibilité et à la nécessité d’être des intervenants créatifs dans l’invention de notre destin.
La mythanalyse nous suggère qu’une des façons de se libérer de cet abus d’autorité lié à l’Etat, c’est-à-dire à des représentations du Père, du mythe paternel, c’est d’aller puiser du côté du mythe maternel, de la Grande Mère ; je dirai mieux : à~ côté du féminin. C’est une méthodologie de la pensée et une stratégie de l’action que d’échapper à un mythe en recourant à un autre. Puisque de toute façon, nous sommes immergés dans des illusions mythiques, que faire d’autre, que d’essayer de se libérer de l’abus de l’institution de l’un en se servant de l’autre? Donc j’ai en effet beaucoup cherché à repenser mes propres questions en me servant du mythe féminin. Je crois que les femmes peuvent beaucoup nous aider à remettre en question le monde, en mettant en doute les représentations masculines, les valeurs, jusque y compris dans les sciences. Peut-être certains pensent-ils que nous vivons un drame épouvantable, au tournant de deux mondes, et que nous sommes plongés dans une angoisse existentielle atroce ; je ne dis pas que cela n’existe pas ; je crois que chacun de nous connaît cela. Mais il me semble que la critique par la rnythanalyse des excès de la croyance rationaliste devrait aussi nous inciter à être plus relativiste et à rééquilibrer la hiérarchie de nos valeurs, entre le mental, le sensuel, l’affectif, l’imaginaire. Une pensée qui ne permet pas de vivre réconcilié avec soi-même, avec sa tête et avec son corps, avec l’autre autant qu’avec soi-même, une pensée qui n’a pas la capacité de nous rendre joyeux, est certainement une pensée fausse. Il faut essayer de vivre réconcilié avec la vie, même dans le malheur, ce qui est difficile pour nous autres judéo-chrétiens marqués par le mythe culpabilisant du péché originel, dans une société déchirée par les conflits de classe. Mais il faut retrouver certainement – et là je fais appel au mythe de l’unité – une réconciliation des éléments qui sont en nous : le sensuel et le mental. Je sais que les grandes névroses ont produit de grandes pensées, mais cela ne peut pas être un but ! Il me semble important, dans le contexte de division psychologique, de déchirure d’avec le monde, que je me fixe comme but de me réconcilier avec moi-même, avec ma pensée, avec le monde. C’est une hypothèse et une expérience qu’il faut mener le plus loin possible, pour voir … et pour échapper à l’excès inverse actuel.
Je veux une pensée joyeuse. II me semble que l’art de vivre, c’est plus que les Beaux-arts, c’est plus que l’art sociologique. C’est la philosophie, telle que certaines traditions de l’Antiquité nous la proposent. Je ne crois pas qu’il faille séparer trop la pensée de la vie.
Michel Cazenave. Vous semblez dire que l’abstraction ne doit pas se fonder sur elle-même, que l’abstraction n’est que l’étape de réflexion sur un vécu. Vous pensez donc qu’il n’y a pas de philosophie en dehors de l’expérience vécue qui l’indexe et sur laquelle elle s’indexe. C’est là que je voudrais revenir à votre pratique comme artiste. Comment ce type de pensée s’incarne-t-il dans votre pratique artistique ?
Hervé Fischer. Vécu, art et pensée doivent être mêlés, pour échapper à la schizophrénie chronique occidentale, qui est douloureuse à vivre, et pour renouveler notre image du monde. Les expériences dans lesquelles je me suis lancé se situent habituellement entre l’utopie sociale et la communication collective. C’étaient des expériences aussi dans le sens où leur résultat n’était pas très prévisible à l’avance et dans le fait aussi que je m’y risquais moi-même existentiellement. Aucune d’entre elles ne peut sans doute être jugée pleinement réussie, mais chaque fois j’y ai vécu l’intensité et l’urgence d’un événement. Il me semble que les situationnistes ont très bien souligné la valeur de l’urgence. Elle ne permet pas de se réfugier dans des comportements ou des pensées stéréotypés. L’urgence implique la créativité, la responsabilité, elle implique que la pensée se lie au vécu, et que la culture ne soit plus seulement un bazar d’accessoires interchangeables, mais soit liée au corps, au temps immédiat, à l’existence.
Je parlerai de l’expérience la plus récente, celle menée au Québec de 81 à 83. J’y ai· travaillé sur deux questions, très socratiques : « Qui pensez-vous être ? – Qui voudriez-vous être ? », à partir d’une installation sur le thème du conditionnement de l’individu par la société, que j’avais réalisée au Musée d’art contemporain de Montréal, mais cette fois à travers des interviews dans la rue, dans le métro, dans les écoles, à travers la radio, la télévision et surtout la presse. J’ai assemblé les 8.000 réponses reçues en une sorte de miroir questionnant, sous la forme d’un « roman sociologique »,
L’Oiseau-chat, qui se lit comme une aventure de questionnement de soi-même à travers les réponses des autres. On découvre dans cette identité imaginaire québécoise la force toujours actuelle du mythe du « nouveau monde » à travers des désirs de voyage, des désirs de transformer la société, des identifications aux oiseaux, etc.
Ce questionnement, qui s’est un peu répandu comme une rumeur dans la communauté québécoise, est en même temps collectif par son extension mass-médiatisée et très narcissique dans le temps de réflexion intimiste que chaque répondant y a consacré. Voilà donc une exemple de pratique d’art sociologique, comme dispositif de questionnement individuel à travers la dimension collective, et qui interroge l’imaginaire québécois et ses mythes. Vous retrouveriez les mêmes principes méthodologiques dans les questionnements réalisés sur le thème de la vie quotidienne à Amsterdam en 78, ou sur le thème de l’imagination du futur à Guebwiller en 79, ou sur les images de la société mexicaine dans l’expérience que j’ai entreprise actuellement à Mexico. A Kassel lors de la Documenta 7 en 1982 ou à Lyon, avec des signalétiques imaginaires dans les centres-villes, je me suis engagé dans une enquête sur « ce qu’il y a dans la tête des gens vis-à-vis de l’art d’aujourd’hui » qui m’a révélé de nombreux aspects du mythe de la création sur lequel se fondent les idéologies de l’art. ( … )
Pour moi, la pratique de l’art est liée à une exigence de liberté et de connaissance, à une intensité existentielle, qui s’interroge non pas à travers le petit trou du nombril, mais à travers les représentations collectives. ·
Il ne s’agit pas de jouer les provocateurs-amuseurs de la communication sociale, ni d’ajouter de la fausse communication à l’excès de communication qui nous abêtit. Il faudrait être capable de rencontrer chacun réellement, confidentiellement, dans le champ de la communication collective. Et l’autre que je cherche intensément, c’est bien entendu aussi moi-même, tel que je le rencontre dans les événements d’art sociologique, dans le miroir collectif qui est dressé. Un miroir questionnant qui reflète aussi la société, le monde : un miroir imaginaire.