L’art magique était une technique de communication avec les esprits de la nature pour se les allier, voire les contrôler. L’art religieux était une célébration des dieux et une démarche d’intercession pour obtenir leurs grâces. Mais aujourd’hui, l’art est devenu prométhéen. Il est celui des hommes. Mondrian, dans son opuscule Le Néo-plasticisme s’adressait en 1920 aux « hommes futurs ». Aujourd’hui, c’est à l’humanité de demain que pensent les artistes. Ils ne veulent pas seulement que leur art change avec le monde, pour être toujours radicalement contemporains ; ils veulent que le monde change avec leur art. Et nous devenons conscients que l’écart entre le monde tel qu’il est et tel que nous voudrions qu’il soit est de plus en plus grand. À une si scandaleuse divergence ne peut répondre qu’un art lui-même de plus en plus divergent. Il est vrai que l’histoire de l’art a été marquée par une succession de bifurcations thématiques et esthétiques, répondant à des conceptions bien différentes. Il est moins que jamais possible aujourd’hui d’affirmer comme Poussin que l’artiste doit créer comme l’oiseau chante pour la délectation de l’œil, ou comme Matisse qu’une peinture doit être confortable comme un bon fauteuil. Face au monde comme il est, nous ne pouvons nous dédouaner si simplement de notre mauvaise conscience. De plus en plus nombreux sont ceux qui affirment qu’un autre monde est possible. Et c’est cet espoir qui inspire les postures divergentes de l’art actuel. Au-delà du questionnement se profile une exigence de lucidité critique et une volonté de changement, l’affirmation implicite que nous devons exercer notre responsabilité humaine, agissante.
Ainsi, l’art va de plus en plus diverger de la société humaine telle que nous l’endurons, si nous ne la transformons pas. Les utopies d’esthétisation de la vie et de notre environnement (architecture, design, etc.) sont tout aussi éloignées de la réalité que de nos priorités. Le progrès technologique et l’omniprésence financière ne constituent certainement pas la solution aux urgences de l’humanité. Penser et mettre en œuvre un autre monde, c’est à quoi les artistes, sans se prendre pour des démiurges, peuvent contribuer très efficacement et avec persévérance par leur questionnement.
Nous devons pour y parvenir dépasser les concepts de linéarité et d’adaptation, pour adopter ceux d’arabesque et de divergence. Le plus grand des hommages doit être rendu à Darwin, mais l’idée d’adaptation ne suffit pas pour comprendre l’évolution de l’espèce humaine. Seule la divergence peut l’expliquer, une série incessante de questionnements et de projets, de ruptures volontaires, créatrices. L’histoire de l’art en est une illustration incontournable. Toute création est une divergence. Prométhée n’était pas un adapté, mais un révolté. Darwin fut un divergent.
Le linéaire en Occident a fait son œuvre. C’est désormais dans les arabesques et les divergences que nous pourrons construire la vie. L’art de l’avenir sera de plus en plus divergent. Il exigera avec de plus en plus d’insistance une mutation humaine. Une mutation éthique.
Hervé Fischer