Mois : juin 2008
Une esthétique quantitative
Dès lors, on pourra mieux répondre à la question : quelle est l’esthétique actuelle? À la fin du XXe siècle, elle a été postmoderne, au sens d’un mélange hétéroclite de styles, reflétant une crise des grands récits fondateurs, du rationalisme et des valeurs dites modernes. Qu’est-il ressorti de cette crise? Une remise en question radicale et polémique de l’art contemporain. Dénonciations et pamphlets se sont succédées, dans un dialogue de sourds témoignant d’un désarroi général.
Au-delà de cette querelle de chapelles et de cette perte de sens de l’art, revenons à l’essentiel. Toute esthétique renvoie à une image du monde, celle d’un moment socio-historique, qui comporte chaque fois des structures et une sensibilité spécifique.
L’image du monde actuel n’est plus linéaire, ni qualitative, mais éclatée ou fragmentée et quantitative.
Le choc du quantitatif
L’interprétation technoscientifique du monde en ce début de XXIe siècle est exprimée en diagrammes, variations statistiques, fréquences, et selon des codes de couleur qui désignent les types de variations que l’on compare et associe. Les nénuphars emblématiques de Claude Monnet ont fait place aux trous d’ozone polaires et aux variations thermiques des océans. Cette nouvelle naturalité ou hypernaturalité est fondée sur des liens, des concomitances, des variations de quantités, d’énergie, de températures, démographiques, économiques et financières, écologiques, de danger, de popularité, etc. Tout est mesuré et lié. Ce structuralisme quantitatif, comme l’a appelé le sociologue français Abraham Moles, constitue aujourd’hui le ressort même, cognitif et instrumental, de notre rapport au monde. Oublions le symbolisme, le surréalisme, la linguistique, la géométrie minimaliste, les émotions poétiques, les introspections de l’inconscient : notre société néolibérale et de consommation est quantitative. Les écarts de développement, de pauvreté, d’éducation, d’opinion, et même de styles de vie, comme on dit en marketing, sont définis quantitativement. L’écologie, la liberté d’expression, la qualité de vie, toutes les qualités, en fait, sont mesurées et quantifiées. Cela nous conduit à une esthétique quantitative.
Oublions l’art gestuel ou abstrait, la performance, le body art, le post-expressionnisme ou le néo-baroque. Oublions les arts relationnels ou contextuels, les méandres de la communication et les stratégies de la cybernétique. Le sens et l’essence du monde actuel sont devenus quantitatifs. Et posons-nous la question d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une poésie du quantitatif.
Bien sûr, nous ne revenons pas avec cette approche aux idées traditionnelles du nombre d’or, ni aux conceptions numériques de la musique et de l’architecture. Nous parlons bien de quantités, comme on parlerait de solides, et de la variation de leurs poids ou de leurs volumes. Il faut prendre ici le concept du quantitatif en son sens le plus trivial. Ordre et désordre se mesurent. Les catastrophes et les succès aussi. Le sens du monde actuel, son progrès économique, social, éthique s’exprime désormais en variations strictement quantitatives. On s’y est refusé parce qu’on jugeait le quantitatif non poétique, trivial. Il n’en est rien. En prendre conscience donne souvent le vertige et crée des émotions. À coup sûr. Et de là surgit cette nouvelle esthétique du quantitatif qui caractérise notre époque, même si nous n’en avons pas encore vraiment pris conscience dans les milieux artistiques.
Rien d’étonnant, dès lors, que nous recourrions aux diagrammes et aux fausses couleurs pour mettre ce monde numérique en images, que ce soit dans les arts scientifiques, ou en architecture, dans le design industriel ou en chorégraphie.
En fait, contrairement aux préjugés flous les plus répandus, l’esthétique n’a jamais été qualitative, mais une affaire de thème et de style. Je vous propose donc de réfléchir davantage à cette esthétique quantitative, que nous devons inventer, avec autant d’audace que nous avons inventé précédemment le réalisme ou le fauvisme, la musique baroque ou aléatoire, le constructivisme ou le postmoderne. L’esthétique quantitative n’est pas moins fascinante et prometteuse. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix. Le choc du quantitatif, c’est l’esthétique de notre temps.
Hervé Fischer
petit manifeste de 1999
Je voudrais mettre en évidence les structures numériques du monde actuel, comme le minimal art de Sol Lewitt ou Carl Andre a célébré la géométrie euclidienne du vieux monde dans les années 70. Et montrer les rythmes et les accidents du codage binaire de l’informatique, du langage à quatre lettres a, t, g, c, de l’ADN, les codes barres de la société d’information et de consommation, les diagrammes dramatiques du monde financier, les réseaux du cyberespace, les rayonnements et ondes radio qu’enregistre l’imagerie scientifique, car ces langages ont envahi tout le kaléidoscope de nos activités humaines, comme un irrépressible flux. Quand la technoscience est de plus en plus asservie aux ordinateurs, quand l’économie, la culture, les communications deviennent électroniques, quand l’éducation, la psychanalyse et la religion commencent à se pratiquer en ligne, c’est une nouvelle cosmogonie, celle de l’âge du numérique, qui naît.
La planète est devenue financière. Nous adorons le veau d’or et les démons de l’âge du numérique. Aujourd’hui, Goya ne peindrait plus la cour d’Espagne ni les horreurs de la guerre, ni Ingres des nus, Claude Monet des nymphéas, Van Gogh le soleil, Malevitch des carrés noirs, Mondrian des géométries, Picasso des natures mortes. Ils peindraient des paysages financiers, des diagrammes qui montent au ciel et plus souvent descendent aux enfers : l’économie et les finances sont devenues notre dieu, notre corps, et notre sang, notre vie intérieure et notre imaginaire. Numérique et numéraire se croisent et se recouvrent, exaltant ou menaçant fébrilement notre nouvelle image du monde. Je peins les jeux des spéculateurs, les murs de Wall Street et les reliefs des montagnes d’actions, d’or et d’argent qui nous entourent.
Et pour évoquer ces nouvelles structures mentales et esthétiques, il faut se rappeler que le progrès n’existe pas en art, même si on utilise des ordinateurs de plus en plus puissants. C’est pourquoi j’aime aussi l’archaïsme de la peinture acrylique sur toile pour évoquer ce nouveau monde algorithmique. Elle permet de résister au flux dissolvant des octets, par l’arrêt sur image. En quelque sorte, je peins les icônes numériques. Je suis un artiste de classe moyenne, peut-être un primitif du XXIe siècle.
La nature, la guerre, la ville, les êtres vivants aussi sont multisensoriels ou multimédia et ce sont les peintres qui ont le mieux su les capter et nous les faire voir, avec des images fixes.
On peut peindre le cybermonde, comme d’autres ont peint les dieux, les héros, l’océan, la lumière, les foules, les nus, les villes. Et ne pas célébrer la communication pour elle-même. Refuser que le médium soit le message, postulat mcluhanien devenu malheureusement trop vrai. Mais chercher une roche fixe pour échapper à l’immersion et prendre une respiration esthétique et critique, à partir d’un autre média. Les poissons ne voient pas l’eau qu’ils avalent, ni les hommes l’air qu’ils respirent.
Cultiver à nouveau le silence, l’immobilité, la solitude, la méditation à l’encontre de l’agitation chaotique qui nous entraîne. Échapper à l’éphémérité fatale de la culture numérique. Les arts numériques se dissolvent à peine nés. Plus une technologie est sophistiquée, plus elle vieillit vite, plus elle s’efface vite. Où irons-nous, sans mémoire ? Face à la complexité fascinante du monde numérique, le retour paradoxal à la peinture s’impose au moins autant que la danse ingénue des arts numériques. Ce sera une peinture joyeuse, sociologique, iconique et critique.
ART & ARGENT – NUMÉRAIRE & NUMÉRIQUE
L’exposition n’aborde pas l’évolution de ce thème dans l’art numérique et le web art, bien que numéraire et numérique soient désormais étroitement liés. Pourquoi?
Le numéraire‚ c’est le numérique‚ et réciproquement
« Depuis l’aube de la civilisation‚ la culture a toujours eu la priorité sur le marché »‚ comme le rappelle Jeremy Rifkin à un moment où‚ pourtant‚ on ne parle plus que d’économie‚ qui devient une déesse à la pensée unidimensionnelle, étonnamment réductrice. Il faut constater‚ en outre‚ que l’utopie triomphaliste du capitalisme électronique semble avoir pris la relève de l’utopie communiste vaincue. Les bits sont désormais la substance même de nos échanges commerciaux. Ils sont associés à la richesse. Les entrepreneurs sont devenus des courtiers d’information‚ des banquiers du numéraire-numérique. À l’âge du numérique‚ l’argent est devenu électronique et il constitue la matière première de la nouvelle économie. Numérique et numéraire sont les deux faces de la même médaille.
Faut-il s’étonner alors que le jeu prenne de plus en plus de place dans cette économie imaginaire? Là où le numéraire circule à la vitesse du numérique‚ de façon quasi interchangeable‚ les imaginations s’excitent et les rythmes cardiaques s’accélèrent avec ces rêves d’enrichissement facile et immédiat. N’existe-t-il pas d’exemples très spectaculaires qui le montrent et que l’on cite volontiers?
La fluidité numérique de l’économie imaginaire active la dynamique événementielle de celle-ci et en accélère les échanges. Le numéraire irrigue l’économie‚ en fait palpiter intensément l’imaginaire numérique et ses rêves de puissance. Pourtant, l’art numérique aborde beaucoup moins la thématique de l’argent que ne le faisaient les artistes modernes, de Dada à Michel Journiac, de General Idea à Antoni Muntadas.
Pourquoi? C’est que l’art numérique réussit rarement à être idéologiquement critique. Le numérique compromet le plus souvent les artistes dans l’idéologie du jeu, de la performance technique, des effets esthétiques, de l’illusion interactive, et finalement de la société de consommation et de divertissement. L’artiste new yorkais Paul Garin, avec ses chiens de garde protégeant les riches demeures des riches, demeure une exception. Et cette oeuvre date des années 1990.
En outre, l’art numérique ne se vend pas. Immatériel et éphémère, il n’a ni marché, ni collectionneurs – sauf rare exception. Il nécessite, pour se produire, l’accès à des machines et à des logiciels coûteux. Il n’y a pas d’art numérique pauvre: cela semble même conceptuellement impossible. Et les artistes dépendent finalement, comme au temps des princes et des papes, de la commande corporative ou publique, qui ne se prête pas à la contestation.
Les gouvernements eux-mêmes exigent de plus en plus que les artistes-chercheurs cherchent… des contrats avec les industries culturelles. C’est maintenant le cas au Québec comme ailleurs. Pourquoi pas? Aussi longtemps qu’il existe aussi des budgets pour l’art gratuit. Ai-je parlé d’un art gratuit? Il serait plus pertinent de parler d’un art libre, celui de la conscience esthétique et politique, et de la libre aventure, qui n’est pas un art de commande. Le numérique se positionne presque exclusivement à l’opposé. Pourtant, notre époque a plus que jamais besoin de cette conscience critique et de cette recherche esthétique. Quelle défaite pour l’art d’aujourd’hui!
Hervé Fischer
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(*) Le Plateau (FRAC Ile-de-France) 33, rue des Alouettes, 75019 Paris. contact presse: Christelle Masure, cmasure@fracidif-lerplateau.com
(**) Courtesy: The Estate of General Idea et la Galerie Frédéric Giroux, Paris
Art, économie, argent
Je voudrais mettre en évidence les structures numériques du monde actuel, comme le minimal art de Sol Lewitt ou Carl Andre a célébré la géométrie euclidienne du vieux monde dans les années 70. Et montrer les diagrammes dramatiques du monde financier. Quand l’économie est de plus en plus asservie aux ordinateurs, c’est une nouvelle cosmogonie, celle de l’âge du numérique, qui naît.
La planète est devenue financière. Nous adorons le veau d’or et les démons de l’âge du numérique. Aujourd’hui, Goya ne peindrait plus la cour d’Espagne ni les horreurs de la guerre, ni Ingres des nus, Claude Monet des nymphéas, Van Gogh le soleil, Malevitch des carrés noirs, Mondrian des géométries, Picasso des natures mortes. Ils peindraient des paysages financiers, des diagrammes qui montent au ciel et plus souvent descendent aux enfers : l’économie et les finances sont devenues notre dieu, notre corps, et notre sang, notre vie intérieure et notre imaginaire. Numérique et numéraire se croisent et se recouvrent, exaltant ou menaçant fébrilement notre nouvelle image du monde. Je peins les jeux des spéculateurs, les murs de Wall Street et les reliefs des montagnes d’actions, d’or et d’argent qui nous entourent.
Et pour évoquer ces nouvelles structures mentales et esthétiques, il faut se rappeler que le progrès n’existe pas en art, même si on utilise des ordinateurs de plus en plus puissants. C’est pourquoi j’aime aussi l’archaïsme de la peinture acrylique sur toile pour évoquer ce nouveau monde algorithmique. Elle permet de résister au flux dissolvant des octets, par l’arrêt sur image. En quelque sorte, je peins les icônes numériques. Je suis un artiste de classe moyenne, peut-être un primitif du XXIe siècle.
On peut peindre le cybermonde, comme d’autres ont peint les dieux, les héros, l’océan, la lumière, les foules, les nus, les villes. Et ne pas célébrer la communication pour elle-même. Refuser que le médium soit le message, postulat mcluhanien devenu malheureusement trop vrai. Mais chercher une roche fixe pour échapper à l’immersion et prendre une respiration esthétique et critique, à partir d’un autre média. Les poissons ne voient pas l’eau qu’ils avalent, ni les hommes l’air qu’ils respirent.
Cultiver à nouveau le silence, l’immobilité, la solitude, la méditation à l’encontre de l’agitation chaotique qui nous entraîne. Échapper à l’éphémérité fatale de la culture numérique. Les arts numériques se dissolvent à peine nés. Plus une technologie est sophistiquée, plus elle vieillit vite, plus elle s’efface vite. Où irons-nous, sans mémoire ? Face à la complexité fascinante du monde numérique, le retour paradoxal à la peinture s’impose au moins autant que la danse ingénue des arts numériques. Ce sera une peinture joyeuse, sociologique, iconique et critique.