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LA TOUR DE BABEL DES BEAUX-ARTS NUMÉRIQUES

Texte publié dans les actes du colloque international Le papier, territoire artistique du métissage à l’ère du numérique, Université du Québec à Trois-Rivières, Unité de recherche en arts visuels – URAV en octobre 2014.

LA TOUR DE BABEL DES BEAUX-ARTS NUMÉRIQUES
Hervé Fischer
Résumé
            Après une prise de pouvoir des artistes numériques condamnant avec superbe l’obsolescence des arts traditionnels (papier, peinture, sculpture), et, en retour de cet anathème, le rejet des arts numériques par les artistes des beaux-arts, le moment est venu de dénoncer une telle rupture. Il n’y a pas de progrès en art. Pour autant, la légitimité des beaux-arts ne dépend pas des médias utilisés, mais de l’actualité des thèmes abordés par rapport au monde numérique actuel, qui nous impose une révolution anthropologique. Avec le numérique émerge une nouvelle Tour de Babel des arts, qui reconnaît la diversité des cultures, même et surtout les plus périphériques, qui tissent les hyperliens nouveaux d’un dialogue interculturel tous azimuts. S’impose donc aujourd’hui une hybridité des cultures et des médias artistiques. C’est ce que démontre l’événement « Le papier, territoire artistique du métissage à l’ère du numérique ».
Introduction
            Attentif aux innovations technologiques, et convaincu de leur importance pour l’avenir, j’ai créé en 1985 avec Ginette Major la Cité des arts et des nouvelles technologies de Montréal.  Comment évaluons-nous aujourd’hui, vingt ou vingt-cinq ans plus tard, ce que nous avions appelé les Images du futur lorsque nous organisions les expositions annuelles de la Cité des arts et des nouvelles technologies de Montréal? Nous avons aimé toutes les œuvres que nous avons présentées. C’étaient des œuvres de pionniers. Ces artistes avaient le mérite d’inventer un art que nous pensions nouveau et je n’en critiquerai pas un seul. Nous découvrions une sensibilité inédite au numérique, une créativité de pionnier inlassable. Puis, en 1992, j’ai lancé le MIM – le Marché international du multimédia-, qui a réuni annuellement des centaines d’entreprises de nombreux pays, des institutions et des artistes jusqu’en 2000, incluant le Sommet de la Francophonie numérique de 1997. En 1995, nous avons ouvert le premier Café électronique au Canada, qui a vu défiler toute l’actualité numérique québécoise, canadienne et souvent internationale jusqu’en 2002. C’était le lieu de rendez-vous des artistes, étudiants, journalistes et entrepreneurs en technologies numériques. Nous y avons organisé d’incessants lancements de nouveaux produits, accueilli des premiers ministres et d’innombrables délégations et équipes de télévision étrangères. Radio-Canada y a tourné une émission pendant trois ans. En 1997, j’ai fondé la Fédération internationale des associations de multimédia, qui organise en­core aujourd’hui de nombreuses activités, notamment avec les agences des Nations unies, et des Sommets mondiaux de l’internet et du multimédia (Montréal, Abu Dhabi, Montreux, Beijing, Shenyang, Fouzo, Chongqing, Shenzhen). Cela m’a valu dans les journaux le sobriquet de « père du multimédia québécois ». En 2000, j’ai été élu à la Chaire Daniel Langlois de l’Université Concordia et y ai conçu le projet de médialab québécois Hexagram.
            En 2007, j’ai fondé à l’UQAM l’Observatoire international du numérique. Après avoir ainsi mené avec ardeur la bataille en faveur des arts numériques depuis maintenant trente ans, souvent à mes dépens, tant les institutions artistiques officielles y opposaient de réticence dans les années 1980, je crois avoir acquis quelque légitimité pour en parler et même pour en proposer une analyse critique. Je reprendrai ici des analyses que j’ai abordées dans L’avenir de l’art (Fischer, 2010).
Les beaux-arts numériques
            Après une prise de pouvoir sur la place publique par les artistes numériques au tournant du millénaire, qui condamnaient avec superbe l’obsolescence prétendue des arts traditionnels (papier, peinture, sculpture), et, en retour de cet anathème, évoquant le rejet des arts numériques par les artistes des beaux-arts, le moment est venu de dénoncer le faux-semblant d’une telle rupture. Car les arts numériques sont des héritiers directs des beaux-arts et ne constituent qu’un genre nouveau comme l’a été l’art vidéo.  Le concept de « beaux-arts numériques » que j’ai proposé reconnaît cette hybridité des médias et cette continuité de la création artistique. Il n’y a pas de progrès en art, ni de média dépassé, ni de nouveaux médias incontournables qui puissent prétendre prendre la place de tous les précédents. Pour autant, la légitimité des beaux-arts ne dépend pas des médias utilisés, mais de l’actualité des thèmes abordés et de leur capacité à se situer par rapport au monde actuel, qui est devenu numérique et nous impose donc une révolution anthropologique fascinante pour les artistes.
            Il est vrai que les arts numériques tendent aujourd’hui à occuper tout le terrain, aussi bien celui de l’image que des installations, de la musique, du théâtre et du cinéma. Ils proposent en outre au public une participation interactive, ludique, qui suscite le même attrait magique que les spectacles de prestidigitation.
            Au-delà des retrouvailles arts/société sous le signe des nouveaux médias, je rêve aujourd’hui aussi d’une autre réconciliation, celle des beaux-arts et des arts numériques, même si cette posture est encore intenable publiquement. Au premier abord, il faut bien l’admettre, leurs différences paraissent irréconciliables. Voici quelques-uns des irritants les plus marquants:
          La création traditionnelle semble s’en tenir à une esthétique spatialiste et frontale des arts visuels, tandis que les arts numériques explorent une esthétique événementielle, multimédia et participative, éventuellement immersive.
          Du point de vue esthétique, nous n’avons pas encore élaboré un nouveau système de concepts qui permette de caractériser et d’évaluer les œuvres multimédias, ce qui ne favorise pas l’émergence de critiques professionnels des arts numériques.
          Les arts numériques sont d’une nature physique radicalement différente de celle des beaux-arts, tant par leurs supports que par leurs modalités d’expression. Ainsi, ils ne sauraient remplacer la sculpture avec des animations 3D, même interactives. Ils proposent autre chose.
          Beaucoup d’artistes du numérique ont le sentiment que la peinture et la sculpture sont des langages épuisés, impuissants à évoquer le monde actuel, qu’ils explorent au contraire, eux, en pionniers audacieux.
          Les beaux-arts étaient individualistes et légitimés par une signature fétiche, alors que les arts numériques sont des créations collectives et pluridisciplinaires.
          Les arts numériques ne créent plus d’objet unique, mais élaborent des processus, des dispositifs immatériels et reproductibles sans distinction d’authenticité; ils sont donc difficilement achetables par les collectionneurs.
          Liés à des technologies complexes, éphémères et fragiles, les arts numériques ne sont pas facilement admis dans les musées, qui n’ont pas les ressources, ni financières, ni humaines, pour les exposer, pour en faire la maintenance régulière, et encore moins pour les conserver. Liés aux technologies sophistiquées les plus récentes et en constante évolution, les arts numériques ne peuvent pas être constamment actualisés du point de vue des équipements électroniques et des langages informatiques qu’ils utilisent.
          Paradoxalement, ils vieillissent mal, et beaucoup plus vite que les arts traditionnels.
          Les arts numériques ne bénéficient ni du financement ni de la diffusion du marché de l’art, ils sont dépendants de la commande publique ou institutionnelle. Une situation qui a ses vertus, mais aussi ses limites idéologiques, esthétiques et financières.
          La création des arts numériques est liée le plus souvent à la possibilité de leur diffusion. Les galeries d’art et les musées boudant cet art dématérialisé, dont la conservation est quasiment impossible, les arts numériques se tournent vers les festivals et les nouvelles formes de spectacle, s’éloignant ainsi de la tradition des arts visuels. Ils semblent donc orphelins et optent pour les industries culturelles qui peuvent les financer et leur offrir un public.
          Les arts numériques sont coûteux et liés aux industries informatiques, ce qui en détourne beaucoup d’artistes pauvres, individualistes ou asociaux, en dépit de leur talent.
          La commande publique ou institutionnelle a tendance à faire dévier les arts numériques vers des modes de communication plus ludique. Ils comptent plus pour leur succès sur la séduction que sur l’exigence et l’effort du public. Ils rejoignent la culture commerciale.
          Les arts numériques à contenu critique deviennent de ce fait improbables. Ils ont peu d’affinité avec la contre-culture et tendent plutôt à se rapprocher des arts grand public et de divertissement.
          Les technologies sont soumises à une exigence incessante de progrès, une valeur qui n’a pas de sens en art. Ce n’est pas la puissance de l’ordinateur qui produit la valeur artistique, bien au contraire le plus souvent! Nous rencontrons donc une sérieuse difficulté en liant la création artistique actuelle au progrès constant des ordinateurs et des logiciels.
Le primitivisme des arts numériques
            Paradoxalement, les arts numériques semblent renouer avec la tradition orale collective, rituelle, éphémère et multisensorielle des arts primitifs, après cinq siècles de réduction de notre civilisation occidentale à une dominante visuelle et spatiale. En parlant de primitivisme, j’entends souligner que les arts numériques réactivent des comportements et des valeurs qui font penser à celles des sociétés tribales. Évoquant d’ailleurs souvent par leurs icônes les masques et les pictogrammes des arts primitifs, ils exploitent la fonction magique archaïque de l’art, ce qui séduit évidemment le grand public.
            Les œuvres médiati­ques se doivent d’être dématérialisées, de dissimuler leurs outils informatiques derrière l’écran ou dans l’obscurité et de n’exposer que des espaces virtuels lumineux. On devrait oublier que Brancusi attachait autant d’importance au socle qu’à la sculpture, que Vostell traitait sculptu­ralement le téléviseur qu’il incluait dans son installation. Il serait même devenu désuet de recourir à des démarches hybrides, telles celles de Nam June Paik ou de Georges Dyens, les sculptures, les installations vidéo et les holosculptures qui s’attachent à lier esthétiquement les deux apparitions, matérielle et virtuelle, concourant à la constitution de l’œuvre. Que signifie donc l’attitude des arts numériques dans cette opposition vindicative qu’ils revendiquent entre matérialité et virtualité? Ce point de vue est d’autant plus étonnant qu’une peinture peut éventuellement éveiller beaucoup plus de spiritualité qu’une immersion dans un monde virtuel, même en trois dimensions et interactif. Du point de vue mythanalytique, il est clair que ce fantasme invoque une opposition de valeurs entre la matière et la lumière, entre le monde d’ici-bas et l’ailleurs immatériel doté d’une prétendue supériorité mentale évocatrice d’une transcendance. Ainsi se poursuit sous le signe du numérique le vieux débat entre le profane et le sacré, le monde d’ici­-bas et le divin. Voilà qui illustre la première des lois paradoxales du numérique que j’ai formulées dans Le choc du numérique: « La régression de la psyché est inversement proportionnelle au progrès de la puissance technologique. Le numérique est un psychotrope technologique » (Fischer, 2001). Plusieurs artistes en ont fait le thème de leur création, telle Diana Domingues, au Brésil, qui crée des installations évoquant la magie afro-indienne primitive (SNAKES et Terrarium). Immersion dans des grottes virtuelles (Caves), évocation, invocation, contrôle à distance, apparitions, métamorphoses, mor­phings, effets spéciaux sans effort: les algorithmes semblent avoir une puissance magique et les interfaces, les consoles de jeu, les écrans tactiles, les capteurs de mouvement, vouloir réveiller des forces mystérieuses.
            Pourquoi alors, devrions-nous rejeter la peinture, le dessin sur papier, alors que l’avenir de l’art se situe dans l’hybridation multimédia. Les oukases du « zéro papier » ou du « tout numérique » sont déjà passées date. Elles n’ont aucun intérêt en art.
            Ce que nous redécouvrons, en abordant les arts numériques, c’est que la peinture déjà était multisensorielle, et en ce sens plus intense que le multimédia technologique, toujours limité. La peinture sait exprimer le mouvement, la vitesse, les sons, et même les odeurs. Elle est mentalement, psychiquement plus interactive que les effets d’une console préprogrammée. Marcel Duchamp disait même que « c’est le regardeur qui fait le tableau ».
La nouvelle Tour de Babel des arts
            Cependant, le numérique a ses vertus propres. Avec lui émerge aussi une nouvelle Tour de Babel des arts, qui reconnaît la diversité des cultures, même et surtout les plus périphériques et en assure la promotion dans un marché de l’art désormais mondialisé. La centralité métropolitaine des centres de l’art contemporain et de son marché s’évanouit progressivement. Les grands musées encore dominants exposent désormais des artistes périphériques, venus de l’Afrique, de l’Inde, du Moyen-Orient, de l’Amérique du Sud, l’art des cultures indigènes. S’impose donc aujourd’hui une hybridité non seulement des médias numériques, mais aussi des cultures qui tissent les hyperliens nouveaux d’un dialogue interculturel tous azimuts, que reconnaissent et même privilégient les anciennes métropoles du marché et les grandes institutions artistiques. Ce mixage a le mérite d’une égalité au moins symbolique enfin conquise entre les cultures. Le multisensoriel n’est pas nécessairement numérique et la dynamique du métissage culturel se joue de plus en plus dans les périphéries de la mondialisation. Voilà aussi ce que démontre cette exposition à l’Université de Trois-Rivières qui réunit des œuvres de papier mais aussi d’écrans et des démarches interindividuelles d’artistes d’Amérique latine et du Québec. Une exposition pionnière qu’il faut saluer et qui va prendre valeur emblématique.

Références
Fischer, Hervé. (2010). L’avenir de l’art, Montréal, VLB éditeur.
Fischer, Hervé. (2001). Le choc du numérique, Montréal, VLB éditeur.

Arnaud Fischer beaux arts%2Bnum%25C3%25A9riques

                                                                       tweet art, 2011