1Au début des années 1970, à Paris, je commençais à diffuser par la poste mes premiers tracts-manifestes de l’hygiène de l’art et de l’art sociologique, tagués de tampons d’artistes bleus, rouges ou noirs, aux formules synthétiques (ill. 1) ou j’envoyais des chèques tamponnés « campagne prophylactique ».
2Et j’ai commencé à recevoir aussi dans ma boîte à lettres des petits envois d’objets de la vie quotidienne : cheveux, ticket d’autobus, paquet de cigarettes vide, bout de papier journal, étiquette de boîte de conserve, mégot, dans la tradition des échanges Fluxus ou de la New York Correspondance School of art de Ray Johnson.
3Et comme je multipliais les tampons caoutchouc dans les diverses langues de mes voyages, selon mes performances et mes réseaux d’amis, j’ai vu naître une véritable frénésie qui gagnait les enveloppes mêmes des envois postaux, à côté des timbres, parfois doublés de faux timbres créés par les artistes, comme Jim Felter, de Vancouver, une « tampomanie » qui se déploya aussi en œuvres grand format ou en codex roulés et en livres d’artistes entièrement composés de tampons caoutchouc de différentes tailles et couleurs, répétés éventuellement jusqu’à constituer une sorte de pixel bizarre accumulé pour suggérer des paysages ou des portraits. (ill. 2)
4Nous aimions tous la flexibilité, l’efficacité et le faible coût de ce moyen d’expression artistique. Mais c’était moins cet aspect plastique que la parodie bureaucratique qui m’intéressait du point de vue de l’art sociologique. Car ces envois postaux avec leurs tampons venaient souvent de pays sous dictature, d’Europe de l’Est ou d’Amérique latine, où les artistes tentaient d’échapper par la poste à leur isolement du reste du monde artistique, et avaient le goût de parodier les excès de pouvoir de leurs bureaucraties rigides par des tampons poétiques, quotidiens ou parodiques, usant de la litote pour ne pas se faire arrêter.
5Je reçus en quelques mois tant d’envois postaux portant tant de tampons caoutchouc, que je pris conscience de l’importance artistique et historique de ce nouveau mode d’expression et que je décidai de faire circuler dans le réseau une invitation aux artistes à m’envoyer des correspondances avec leurs tampons pour les réunir dans un livre et une exposition itinérante. Je vivais alors à Paris, boulevard de Charonne, dans un ancien entrepôt atelier qui devint rapidement aussi le point de chute de nombreux artistes nomades ou désargentés en visite en Europe et que je transformai bientôt non seulement en lieu d’hébergement et de rencontres artistiques gratuit, mais aussi en « École sociologique interrogative », où j’organisai pendant plusieurs années dans le sous-sol avec le collectif d’art sociologique des rencontres-débats, performances et petites expositions sur toutes sortes de sujets de l’époque, aussi bien artistiques que politiques ou philosophiques.
6Je reçus alors un matériel artistique si abondant, si riche, si significatif de cette époque politiquement difficile et artistiquement créatrice, que j’en fis circuler en effet une sélection fascinante dans des expositions en France et à l’étranger. Il y avait toujours aussi des tables de tampons à disposition des visiteurs (ill. 3). J’ai d’ailleurs repris cette tradition en 2010 lors de mon exposition rétrospective au musée d’Art moderne de Céret.
7Le livre parût chez Balland à Paris en 1974, en français, allemand et anglais. Quatre éditions spéciales furent produites complétées par un jeu d’originaux, (qui sont aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de Paris, au musée d’Art et d’histoire de Genève et au musée d’Art moderne de New York. J’en ai gardé la quatrième copie et l’équivalent d’un mètre cube ou plus de livres d’artistes, objets, liasses de feuilles, etc., tamponnés sur toutes les coutures, qui attentent de trouver un destinataire pérenne, collectionneur privé ou institution publique capable de les protéger et de les indexer. Un volume 2, complémentaire de ce livre, a d’ailleurs été imprimé à Genève par le groupe Ecart (John Armleder), mais sans qu’il soit jamais relié ni distribué.
8J’ai beaucoup utilisé moi-même ces tampons aussi dans mes performances de la Pharmacie Fischer, sur les boîtes de pilules et sur mon papier à prescription, ou pour authentifier les cartes d’identité imaginaire que je délivrai dans mes kiosques publics, etc.
9Et depuis 2010, j’ai réactivé avec l’internet ma pratique d’art postal. Ma Pharmacie Fischer est désormais en ligne, comme tant d’autres distributeurs de médicaments sur l’internet. Plus besoin de courir à la poste et de payer. Le service de distribution est immédiat. On peut faire des envois massifs. Nous voilà désormais avec, si je puis dire, « l’Internet Social Media of Art » qui permet de réanimer l’initiative de Ray Johnson, et de lui donner un nouveau rayonnement.
10Et sur les réseaux sociaux je tweete en images en plus des cent quarante caractères d’usage. Dans ce que j’appelle le « Tweet art » et la « Tweet philosophie », je reprends et réactive mes vieilles habitudes de l’art postal et du tamponnage : je tagge. Le support, le médium et le réseau se sont extraordinairement développés grâce au numérique. Les thèmes ont évolué, mais le geste de l’artiste et du philosophe demeurent les mêmes : créer un langage fluide, pénétrant, efficace, actuel, critique, interrogatif. Un langage accessible, qui ne coûte pas cher. J’ai ainsi créé et diffusé des centaines de tweets d’artistes : des petites images iconiques qui circulent par contamination virale. Nous demeurons dans la thématique « Art et communication marginale – Poste numérique et Tweets d’artistes ».
Hervé Fischer, « La poste libertaire », Nouvelles de l’estampe, 239 | 2012, 89-91.
Electronic reference
Hervé Fischer, « La poste libertaire », Nouvelles de l’estampe [Online], 239 | 2012, Online since 15 October 2019, connection on 22 November 2020. URL: http://journals.openedition.org/estampe/1037 ; DOI : https://doi.org/10.4000/estampe.1037
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