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L’artiste et la mort

Arnaud Fischer mort%2Brouge

                                               
                                                                 Tweet art, La mort, 2014

Sans la mort, il n’y aurait pas d’artistes. La mort est leur obsession. En célébrant le mythe de la création ils défient la mort dans leur oeuvre, qui leur survivra.
La mort est-elle effrayante? Les artistes sont-ils tous morbides? Aucunement. La mort est l’envers de la médaille qu’implique notre célébration de la vie. 
Nous devons admettre tout d’abord que la mort sert l’évolution, du moins du point de vue biologique, en certains de ses aspects les plus déterminants. Les forêts ont incontestablement besoin de se renouveler pour se régénérer.
Sans la mort, nous devrions aussi échapper au vieillissement, qui aboutit à une dégénérescence des individus qui serait bien pire que la mort. J’imagine mal la qualité de vie d’un de mes aïeux qui serait âgé de 2000 ans.
Et nous devrions parler d’éternité de la vie, ce qui serait un scénario à repenser, ou plutôt à inventer totalement. Nous ne pourrions plus tuer, ni nos ennemis dans les guerres, ni les animaux et les végétaux que nous mangeons. Nos propres cellules ne mourraient pas constamment, ce qui impliquerait qu’elles ne vieillissent pas non plus, car dans l’état actuel elles meurent et se renouvellent constamment. Nous avons la plus grande difficulté à envisager et encore plus à analyser toutes les implications de telles hypothèses. Le Christ ne serait pas mort, mais les rois et les dictateurs deviendraient eux aussi éternels. En d’autres termes, le temps n’existerait pas. La reproduction, les naissances seraient elles encore possible? Disons: oui, au début de la création, jusqu’à ce que l’espace, qui, lui, n’est pas infini sur Terre, soit saturé.
N’étant plus dans une perspective évolutionniste, telle que Darwin l’a conçue, nous nous retrouverions en plein créationnisme. Un jour Dieu aurait créé tous les êtres vivants, définitivement et en nombre limité calculé selon sa sagesse. Nous serions toujours entre nous, dans un monde fixiste. Serait-ce le paradis? Même schéma, mais incluant le mal, donc difficile à imaginer. Impossible à penser.
Pour éviter cette impasse du raisonnement, il faudrait donc que nous combinons avec une liberté plus que fantaisiste les lois de l’évolution et l’absence de la mort. Nous coexisterions donc avec les dinosaures. Et beaucoup d’entre nous serions encore des primates vivant dans les arbres, tandis que ceux récemment nés circuleraient en voiture dans nos villes. Étrange scénario de coexistence!
Nous laisserons aux humoristes plus talentueux que nous le plaisir d’imaginer cet étrange état de nature aussi contradictoire que le monde d’Alice au pays des merveilles. Laissons donc de côté ce questionnement d’ordre biologique trop contradictoire pour notre raisonnement et prenons une hypothèse simplifiée.
Imaginons qu’un homme ait le privilège extraordinaire de ne jamais mourir et qu’il en soit conscient. Ajoutons, pour ne pas le faire trop souffrir éternellement, qu’à l’âge de 40 ans, en pleine santé et possession de ses moyens, il cesse de vieillir. Il pourrait certes imaginer un destin singulier, celui de témoin, de mémoire vivante, de grand sage que tous les hommes viendraient consulter, ou de « fou du roi », rappelant aux hommes tous leurs malheurs passés pour qu’ils évitent le pire. Mais comme nous ne lui donnerons pas un pouvoir de prescience, il serait constamment dans un choc du futur » qui l’obligerait à se réadapter sans cesse à tous les changements de vie que nous inventons.
On peut se demander si cette désadaptation chronique ne deviendrait pas lourde à vivre. Imaginons donc que son esprit demeure constamment jeune et branché sur l’actualité, sans qu’il perde la mémoire : il vivrait dans une schizophrénie permanente, écartelé entre diverses personnalités liées aux époques successives qu’il aurait connues et qui deviendraient vite contradictoires. Ce scénario rencontre lui aussi tant de paradoxes et d’incongruités qu’il est difficile à poursuivre.
Imaginons alors que je sois cet homme, et que je sache que je ne mourrai jamais, tout en gardant une bonne santé, une bonne mobilité et toutes mes capacités cérébrales. Imaginons donc que je devienne un vieil homme avec le corps d’un jeune. Comment penserais-je ma vie?
Sans doute prendrais-je paradoxalement davantage le temps de vivre, n’étant plus pressé d’accomplir mes projets, de voir mes amis, de visiter un pays, un musée, de lire un livre, d’aller me baigner, puisque j’aurais « tout mon temps ». Peut-être n’aurais-je plus l’énergie qui m’anime actuellement, alors que je sais que le temps m’est compté. Est-ce que je m’ennuierai? C’est possible, mais cela ne me ressemble pas. Je demeurerais donc excité par la réalisation de tous mes projets de livres, de peintures, de rencontres, de voyages. Mais il me semble que je n’aurais plus d’angoisse et que je deviendrais un simple jouisseur de la vie, avec le seul souci constant de gagner ma vie ou de m’assurer une retraite financière éternellement suffisante pour pourvoir à mon existence.
Je n’aurais plus ce besoin impérieux, incessant, qui m’anime dans ma condition humaine réelle, de donner un sens à ma vie, qui me permette de mourir sans regret, sans frustration le jour venu.
Et si nous étions tous dans ce même état de ne plus avoir peur de la mort qui ne nous atteindrait plus, nous n’aurions plus, aucun d’entre nous, ce besoin impérieux de nous surpasser constamment pour légitimer le privilège de la vie dont nous jouissons et pour survivre à notre mort dans la mémoire collective des hommes.
Devrais-je conclure que c’est la mort qui nous oblige à donner un sens à notre vie? Cela ne fait aucun doute. Et c’est en ce sens que la mort sert à quelque chose. A quelque chose de majeur, qui est la grandeur de l’homme, ce par quoi il dépasse son état de nature, il diverge de l’animalité qui était son sort originel. 
La mort est la faiblesse de notre corps. Mais c’est sa fatalité qui crée la volonté de notre esprit de surmonter notre condition physiologique. La mort est un processus naturel. Mais la conscience que nous en avons tout au long de notre vie, l’angoisse qu’elle suscite en nous et donc la volonté que nous avons de la vaincre, voilà ce qui fait de nous une exception dans la nature.  Du moins chez ceux qui sont assez fous pour y penser sans cesse plutôt que de jouir sagement et humblement de la vie quotidienne, sans autre ambition que d’en maintenir la jouissance le plus longtemps possible. Ces fous-là demeurent très marginaux, au moins dans leur volonté d’assumer pleinement cette divergence de l’esprit par rapport au corps.
Cette victoire sur la fatalité de la mort, ardemment recherchée, n’est pas un caprice personnel, une affaire d’égo, fusse-t-il celui, mégalomane, d’un artiste comme le prétend Ben Vautier – cela demeurerait terriblement médiocre -, mais une victoire partagée avec une grande communauté d’hommes et de femmes qui ont contribué dans tous les domaines magnifiquement à l’histoire de l’humanité et qui m’ont fait ce que je suis.
Certes nous sommes en présence d’un mythe, celui de la victoire de la vie sur la mort, de la vie « éternelle », que nous promettent les religions, mais incarnée dans le mythe de l’Homme. Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en l’Homme. C’est le mythe porteur d’espoir que j’ai évoqué dans le livre que j’ai intitulé « Nous serons des dieux ».
Car cette victoire individuelle est partagée avec d’autres, qui y ont aspiré avec toute leur volonté.
Cette victoire est celle qui me laisse espérer que le jour de ma mort ne sera pas misérable, mais que ce sera le plus grand jour de ma vie, celui qui scellera ma certitude de survie dans la mémoire des hommes. J’éprouverai alors ce que j’appellerai « la joie de la vie plus forte que la mort ». Une mort joyeuse.