Tweet Art, 2016
Le pouvoir de l’image est tellement grand que plusieurs religions et en particulier les diverses variantes de l’islam ont interdit toute représentation de leur dieu, de son prophète et même, au-delà du monde religieux, toute figuration d’un être vivant, voire d’un objet profane. Cet rejet des icônes assimilées à des idoles existe déjà dans l’Ancien Testament (Exode XX,4):
« Tu ne te feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous-terre. »
Dieu seul détient le pouvoir de créer des figures.
Le catholicisme n’a pas retenu cet interdit, usant au contraire de la gloire auréolée des images pour célébrer son dieu et ses saints, mais le protestantisme y est revenu dans le respect de son austérité opposée aux excès somptuaires de l’église vaticane.
L’islam en a renouvelé l’interdit dans le Coran :
« Abraham dit à son père Azar: « Prendras-tu des idoles pour divinités?
Je te vois, toi et ton peuple, dans un égarement manifeste. » (Coran, VI,74)
Annie Vernay-Nouri, qui rappelle ce texte dans « L’image et l’islam« (*), souligne que cet aniconisme n’a certes pas été totalement respecté selon les époques et les variantes de l’islam, mais il a induit en retour un art de la calligraphie, qui a pris valeur iconique d’écriture-image.
Elle cite cependant aussi cet hâdit du prophète:
« Les anges n’entreront pas dans une maison où il y a un chien, ni dans celle où il y a des images. » (Al-Bukhâri, LXXVII, 87)
Et cet autre:
« Ceux qui seront punis avec le plus de sévérité au jour du jugement dernier sont: le meurtrier d’un prophète, celui qui a été mis à mort par un prophète, l’ignorant qui induit les autres en erreur et celui qui façonne des images et des statues. »(**)
Les pratiques de la magie, rituels, objets fétiches, masques et grigris, démontrent le même pouvoir des figurations dans les mains d’un sorcier.
Voilà qui ne laisse aucun doute sur le statut iconique des images en Occident. Le peintre s’arroge un pouvoir qui traditionnellement est interdit par Dieu, ou dont use la magie et la religion pour exercer sa puissance. Les images incarnent la puissance créatrice des dieux ou la présence et l’efficace des esprits. Comment ose-t-il usurper cette force sacrée? Il ne le faisait initialement que selon la demande des chamans et des chefs religieux, et selon les rituels requis. Cet art était interdit ou sacré.
Et même lorsque l’art semble aujourd’hui être devenu profane, il garde donc dans l’inconscient collectif des sociétés cette aura sacrée originelle. Cela explique sa valeur sociale fétichiste et son pouvoir de légitimation de ceux qui en possèdent des oeuvres. Cela fait comprendre la force de transgression que peut recéler encore l’image, non seulement dans les caricatures du prophète qui ont suscité des assassinats comme celui des dessinateurs de Charlie Hebdo, mais aussi dans des créations d’apparence plus profane comme « L’origine du monde » de Courbet, l’actionnisme viennois, ou le body art de Journiac ou Gina Pane.
Cela explique encore le silence respectueux que nous imposent les musées, eux-mêmes conçus selon des architectures de temples ou de cathédrales.
C’est en ce sens encore, que j’ai pu écrire dans L’Avenir de l’art (***) que l’art va remplacer la religion.
Mais au-delà de ces considérations mythanalytiques sur le statut sacré de l’art, même le plus actuel, qui me conduisent à affirmer que tout art est icônique, nous devons prendre en compte aussi des données cognitives aujourd’hui bien établies.
Face à l’instabilité et à l’évanescence de notre perception du réel, que rappelle avec beaucoup de pertinence Philippe Boissonnet, un artiste majeur de l’holographie (****), le cerveau tend à fixer des images stabilisées de nos sens, permettant d’agir efficacement pour reconnaître, saisir et transformer les objets. A l’opposé des vibrations du mouvement brownien de nos perceptions, voire de la matière, qui domine dans notre rapport au monde sous l’effet des drogues, comme l’a montré notamment Aldous Huxley, le cerveau simplifie, synthétise nos perceptions et les décodes en fonction de notre « librairie » mémorisée: ceci est un chat, une fourchette, un arbre, etc., selon les besoins de notre action, de notre survie, ou selon nos attentes et nos désirs. C’est seulement dans le deuxième regard plus attentif, que nous portons aux choses, que nous pouvons nous offrir le luxe d’en détailler les aspects plus spécifiques. Le cerveau choisit, censure, dessine, synthétise et reconnaît les objets dont nous avons besoin ou qui constitueraient un danger. Bref, il icônise sans cesse. C’est là une fonction basique de nos facultés cognitives, sans laquelle nos perceptions seraient d’une totale confusion.
Nous observons ainsi que cette fonction cognitive nécessaire à notre survie coexiste avec le mythe de la création qu’osent usurper les artistes.
Ceux d’entre eux qui préfèrent le cinéma, la danse ou l’installation à une image encadrée en deux dimensions, savent bien que nous en extrayons, lorsque l’oeuvre est assez puissante pour le permettre, des images emblématiques, icôniques, qui sont celles qui suscitent notre admiration et qui demeurent dans notre mémoire.
Même la publicité la plus profane (apparemment) ne procède pas autrement. Et elle icônise ainsi des logos, des marques, des objets de consommation triviale, qu’elle sacralise et inscrit dans notre mémoire, afin que nous nous en souvenions au moment de l’achat dans les centres commerciaux. Il en est des affiches publicitaires comme des images et statues des saints catholiques que viennent prier les fidèles dans les églises lorsqu’ils ont une faveur à leur demander.
Toute perception lisible est icônique. Toute oeuvre d’art l’est aussi, L’une comme l’autre sont des décisions, des volontés, qu’elles viennent de la physiologie du cerveau ou de de la fonction originelle sacrée des magies et des religions.
Neurosciences et mythanalyse se rejoignent ainsi.Un dessin digne de son nom est un dessein, une volonté de puissance et d’action qui se confronte au réel et lui impose une vision originale. Une peinture forte n’est pas un simulacre Impossible, pas une copie médiocre et réductrice de la réalité. Bien au-delà de la perception évanescente et incertaine que peut en avoir le peintre, comme chacun de nous, elle est une décision, une prise de pouvoir face au réel, qui prétend en fixer les traits. C’est ainsi qu’a toujours procédé la peinture, qu’elle soit primitive ou de la Renaissance, classique ou impressionniste, cubiste ou abstraite, minimaliste ou conceptuelle. L’art décide de notre vision du réel. Il en a toujours été ainsi. Ce le sera toujours.
L’artiste n’est pas un imitateur de la création du monde par la nature ou par un dieu, mais un créateur du monde, tel qu’il en décide et qu’il nous le dévoile. C’est en ce sens qu’il incarne ambitieusement le mythe suprême de l’origine du monde. Il doit être à la mesure de notre exigence métaphysique.
(*) Voir: https://www.google.ca/webhp?sourceid=chrome-instant&ion=1&espv=2&ie=UTF-8#q=l%27image%20de%20l%27islam
(**) Cité par Oleg Grabar, La Formation de l’art islamique, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2000, p. 112.
(***) L’Avenir de l’art, vlb, Montréal, 2010
(****) Philippe Boissonnet, Désir d’effet holographique et inachèvement du regard, publié dans la revue Archée: https://www.dropbox.com/home
« Tu ne te feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous-terre. »
Dieu seul détient le pouvoir de créer des figures.
Le catholicisme n’a pas retenu cet interdit, usant au contraire de la gloire auréolée des images pour célébrer son dieu et ses saints, mais le protestantisme y est revenu dans le respect de son austérité opposée aux excès somptuaires de l’église vaticane.
L’islam en a renouvelé l’interdit dans le Coran :
« Abraham dit à son père Azar: « Prendras-tu des idoles pour divinités?
Je te vois, toi et ton peuple, dans un égarement manifeste. » (Coran, VI,74)
Annie Vernay-Nouri, qui rappelle ce texte dans « L’image et l’islam« (*), souligne que cet aniconisme n’a certes pas été totalement respecté selon les époques et les variantes de l’islam, mais il a induit en retour un art de la calligraphie, qui a pris valeur iconique d’écriture-image.
Elle cite cependant aussi cet hâdit du prophète:
« Les anges n’entreront pas dans une maison où il y a un chien, ni dans celle où il y a des images. » (Al-Bukhâri, LXXVII, 87)
Et cet autre:
« Ceux qui seront punis avec le plus de sévérité au jour du jugement dernier sont: le meurtrier d’un prophète, celui qui a été mis à mort par un prophète, l’ignorant qui induit les autres en erreur et celui qui façonne des images et des statues. »(**)
Les pratiques de la magie, rituels, objets fétiches, masques et grigris, démontrent le même pouvoir des figurations dans les mains d’un sorcier.
Voilà qui ne laisse aucun doute sur le statut iconique des images en Occident. Le peintre s’arroge un pouvoir qui traditionnellement est interdit par Dieu, ou dont use la magie et la religion pour exercer sa puissance. Les images incarnent la puissance créatrice des dieux ou la présence et l’efficace des esprits. Comment ose-t-il usurper cette force sacrée? Il ne le faisait initialement que selon la demande des chamans et des chefs religieux, et selon les rituels requis. Cet art était interdit ou sacré.
Et même lorsque l’art semble aujourd’hui être devenu profane, il garde donc dans l’inconscient collectif des sociétés cette aura sacrée originelle. Cela explique sa valeur sociale fétichiste et son pouvoir de légitimation de ceux qui en possèdent des oeuvres. Cela fait comprendre la force de transgression que peut recéler encore l’image, non seulement dans les caricatures du prophète qui ont suscité des assassinats comme celui des dessinateurs de Charlie Hebdo, mais aussi dans des créations d’apparence plus profane comme « L’origine du monde » de Courbet, l’actionnisme viennois, ou le body art de Journiac ou Gina Pane.
Cela explique encore le silence respectueux que nous imposent les musées, eux-mêmes conçus selon des architectures de temples ou de cathédrales.
C’est en ce sens encore, que j’ai pu écrire dans L’Avenir de l’art (***) que l’art va remplacer la religion.
Mais au-delà de ces considérations mythanalytiques sur le statut sacré de l’art, même le plus actuel, qui me conduisent à affirmer que tout art est icônique, nous devons prendre en compte aussi des données cognitives aujourd’hui bien établies.
Face à l’instabilité et à l’évanescence de notre perception du réel, que rappelle avec beaucoup de pertinence Philippe Boissonnet, un artiste majeur de l’holographie (****), le cerveau tend à fixer des images stabilisées de nos sens, permettant d’agir efficacement pour reconnaître, saisir et transformer les objets. A l’opposé des vibrations du mouvement brownien de nos perceptions, voire de la matière, qui domine dans notre rapport au monde sous l’effet des drogues, comme l’a montré notamment Aldous Huxley, le cerveau simplifie, synthétise nos perceptions et les décodes en fonction de notre « librairie » mémorisée: ceci est un chat, une fourchette, un arbre, etc., selon les besoins de notre action, de notre survie, ou selon nos attentes et nos désirs. C’est seulement dans le deuxième regard plus attentif, que nous portons aux choses, que nous pouvons nous offrir le luxe d’en détailler les aspects plus spécifiques. Le cerveau choisit, censure, dessine, synthétise et reconnaît les objets dont nous avons besoin ou qui constitueraient un danger. Bref, il icônise sans cesse. C’est là une fonction basique de nos facultés cognitives, sans laquelle nos perceptions seraient d’une totale confusion.
Nous observons ainsi que cette fonction cognitive nécessaire à notre survie coexiste avec le mythe de la création qu’osent usurper les artistes.
Ceux d’entre eux qui préfèrent le cinéma, la danse ou l’installation à une image encadrée en deux dimensions, savent bien que nous en extrayons, lorsque l’oeuvre est assez puissante pour le permettre, des images emblématiques, icôniques, qui sont celles qui suscitent notre admiration et qui demeurent dans notre mémoire.
Même la publicité la plus profane (apparemment) ne procède pas autrement. Et elle icônise ainsi des logos, des marques, des objets de consommation triviale, qu’elle sacralise et inscrit dans notre mémoire, afin que nous nous en souvenions au moment de l’achat dans les centres commerciaux. Il en est des affiches publicitaires comme des images et statues des saints catholiques que viennent prier les fidèles dans les églises lorsqu’ils ont une faveur à leur demander.
Toute perception lisible est icônique. Toute oeuvre d’art l’est aussi, L’une comme l’autre sont des décisions, des volontés, qu’elles viennent de la physiologie du cerveau ou de de la fonction originelle sacrée des magies et des religions.
Neurosciences et mythanalyse se rejoignent ainsi.Un dessin digne de son nom est un dessein, une volonté de puissance et d’action qui se confronte au réel et lui impose une vision originale. Une peinture forte n’est pas un simulacre Impossible, pas une copie médiocre et réductrice de la réalité. Bien au-delà de la perception évanescente et incertaine que peut en avoir le peintre, comme chacun de nous, elle est une décision, une prise de pouvoir face au réel, qui prétend en fixer les traits. C’est ainsi qu’a toujours procédé la peinture, qu’elle soit primitive ou de la Renaissance, classique ou impressionniste, cubiste ou abstraite, minimaliste ou conceptuelle. L’art décide de notre vision du réel. Il en a toujours été ainsi. Ce le sera toujours.
L’artiste n’est pas un imitateur de la création du monde par la nature ou par un dieu, mais un créateur du monde, tel qu’il en décide et qu’il nous le dévoile. C’est en ce sens qu’il incarne ambitieusement le mythe suprême de l’origine du monde. Il doit être à la mesure de notre exigence métaphysique.
(*) Voir: https://www.google.ca/webhp?sourceid=chrome-instant&ion=1&espv=2&ie=UTF-8#q=l%27image%20de%20l%27islam
(**) Cité par Oleg Grabar, La Formation de l’art islamique, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2000, p. 112.
(***) L’Avenir de l’art, vlb, Montréal, 2010
(****) Philippe Boissonnet, Désir d’effet holographique et inachèvement du regard, publié dans la revue Archée: https://www.dropbox.com/home