«Le nouveau livre des merveilles de Marco Polo», un roman télématique francophone en 1984
J’ai coordonné à partir du Québec en 1984 la réalisation d’un roman télématique écrit collectivement par huit écrivains francophones sous la houlette d’Italo Calvino et Umberto Eco, avec le fameux Macintosh 512K, qui venait être lancé. Il n’avait pas encore de disque dur, mais fonctionnait avec de petites disquettes bleues dans un lecteur externe. Herménégilde Chiasson, du Nouveau Brunswick, avait accepté d’illustrer quotidiennement les textes de ces dix jours d’aventure. De magnifiques dessins en noir et blanc, exploitant créativement les épaisseurs variables de trait de crayon électronique et la diversité des formes et des trames visuelles offertes par le MacPaint, encore fort limitées, dans une poésie étonnante, entre bande dessinée et surréalisme. Les textes des écrivains, sur MacWriter, aussi bien que ces dessins étaient échangés chaque jour par modem et téléphone entre l’Europe, l‘Afrique et le Canada.
Voici le commentaire remarquable qu’Herménégilde Chiasson a bien voulu m’envoyer lorsque je l’ai informé de la conférence à laquelle j’allais participer sur « L’histoire de l’image de synthèse », organisé par Pierre Hénon à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de Paris en ce mois de septembre. Le dessin qu’il a reproduit a été publié pour illustrer le texte de Jacques Savoie, l’un des huit écrivains participants.
Lorsque je pense à cette aventure et cette expérience, je me dis que ce fut une entreprise tout à fait unique ayant pris place à une époque héroïque où nous avions tous la foi pour penser qu’un jour ces engins qui nous apparaissent primitifs depuis, mais qui étaient ultra sophistiqués à l’époque, seraient un jour porteurs d’une grande promesse. Leurs prouesses nous épataient déjà et nous avions l’impression d’être vertigineusement modernes. C’est dans cet esprit que j’ai commencé à dessiner en utilisant une palette d’effets dont la rapidité d’exécution permettait plusieurs versions, car je pouvait copier ou multiplier les images, mais toujours avec certaines contraintes qui de nos jours semblent faire partie de la préhistoire du média. Le logiciel MacPaint ne permettant pas de faire des courbes très convaincantes, et j’j’avais donc décidé d’aller avec le courant en misant sur le mode point (bitmap) du procédé qui à l’époque constituait une sorte d’affirmation et de signal visuel de l’informatique. À défaut d’être en courbes, le monde serait donc une série d’escaliers, en reprenant à ce sujet, les concepts d’une tradition instaurée de longue date en Occident. L’informatique ou la technologie ne font pas exception et ont éventuellement dû se plier à cette esthétique. De la même manière que les écrans cathodiques furent d’abord ronds avant de devenir carrés (perspective oblige), les lignes de l’informatique furent d’abord abruptes avant d’être fluides. À l’époque je dessinais avec la souris, ce qui constituait une dimension assez schizo puisque depuis toujours l’œil a suivi la ligne qu’exécutait la main. J’apprenais à suivre sur écran une ligne que ma main traçait de manière plus ou moins habile en dehors de mon regard. Le MacIntosh 512K avait un écran noir et blanc, de dimension réduite et possédait une mémoire qui ne permettait pas de très grandes images, ce qui augmentait d’autant plus l’effet du mode point (bitmap). Le projet Marco Polo était assez complexe car il fallait suivre au jour le jour le déroulement des textes produits par les auteurs, trouver des situation « illustrables » et réaliser deux ou trois dessins sur une base quotidienne. Une fois les images produites il fallait procéder à leur transmission par modem, un opération très loin d’être ce qu’elle est devenue de nos jours. Je remercie d’ailleurs Hervé Fischer dont la persévérance et la patience ont fait en sorte que ce projet puisse aboutir car j’étais assez novice dans cette entreprise. D’autant plus que dans mon cas il y avait une date de tombée quotidienne puisque le journal Le Devoir, de Montréal, s’était engagé à publier à la une un de mes dessins chaque jour durant la durée du projet, ce qui constituait une grande motivation mais créait aussi une grande tension en raison des réseaux de transmission et de la nouveauté de ce genre de communication. Marco Polo a sûrement été un projet innovateur et stimulant à plus d’un titre car il a permis d’expérimenter l’effet de rapprochement et d’instantanéité que permet l’informatique, transformant non seulement notre mode de perception et d’exécution, mais surtout notre conception de la littérature et des images qui peuvent en résulter.
Le but d’un artiste n’est certainement pas de faire de l’argent, ce qui est plutôt le but d’un commerçant, d’un spéculateur ou d’un banquier. Le but d’un philosophe, non plus. Cette confusion des genres qui domine notre époque est de la plus grande médiocrité. Un artiste ou un philosophe ont mieux à faire que de l’argent.
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