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LA RÉPARATION DANS L’ART, un livre incontournable de Norbert Hillaire

 

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Voilà un livre aussi marquant qu’inattendu. Norbert Hillaire est notamment connu comme historien des arts numériques suite au livre qu’il a publié avec Edmond Couchot sur ce sujet et qui est devenu une référence : L’art numérique : Comment la technologie vient au monde de l’art, édition Flammarion, Champs art, Paris, 2009. Et ce nouveau livre, La réparation dans l’art (Nouvelles éditions Scala, 2019) * aborde un domaine non seulement très différent, mais aussi jusqu’à présent très peu traité par les spécialistes de l’art. 

Le lecteur y découvrira ce qui, tout à l’opposé des arts numériques, relève des maux de la Terre et de l’Humanité, de la blessure, de la souffrance, de l’incertitude, de la fragilité, des fragments, de la disparition des hommes et des choses. Comment l’art pourrait-il apporter réparation et même rédemption à ce monde qui, comme Venise, est si beau, si précieux, si dense de mille couches d’histoires, de cultures, si insaisissable dans son existence profonde, et pourtant menacé de sombrer sous nos coups ?

À l’opposé des recettes raisonnantes des algorithmes et de l’intelligence artificielle qui construisent un monde computationnel entièrement transparent et manipulable à merci, un monde instrumental excluant tout doute, tout bog, ce nouveau livre de Norbert Hillaire commence par nous remettre en mémoire la « Part maudite » qui fondait la démarche de Georges Bataille, les œuvres des poètes, tels Francis Ponge, Georges Perec, des peintres de la matière, Braque et Fautrier, qui travaillent l’ombre, l’incertitude dans l’épaisseur de la pâte qui recèle les blessures de l’existence, comme pour donner réparation aux douleurs de la condition humaine. Il s’interroge sur « la rage de l’expression » qui animait Francis Ponge ou les « colères » d’Arman. Il s’arrête sur les mots qui nourrissaient la souffrance d’Antonin Artaud.

Et reprenant cette assertion de Bruno Latour, « nous n’avons jamais été des modernes », il fait retour sur les cultures traditionnelles, le kintsugi et le boro traditionnel japonais, le duende, cet entre-deux qui crée la tension vitale du flamenco d’Andalousie, et tout particulièrement la pensée kabbalistique de la mystique juive.

Norbert Hillaire était donc capable de faire le grand écart entre la rigueur machiniste du numérique, qu’il a exploré précédemment, et ce qui se fait et se défait dans la réalité incertaine de nos cultures depuis toujours. Et il démontre dans ce livre une impressionnante maîtrise multiréférentielle des pratiques artisanales, artistiques, littéraires et mystiques qui traversent les époques et les civilisations.

C’est avant tout à « l’illisibilité du monde » qui exige l’interminable déchiffrage de la Kabbale que je m’arrêterai, car elle est centrale dans sa pensée et finalement emblématique de la démarche dans les profondeurs du réel, dans laquelle il nous entraîne. Dénonçant « le passage du rouleau compresseur de ce global english, qui nous sert de véhicule planétaire pour communiquer », il souligne qu’« on ne peut manquer de buter sur un autre emploi de la notion de réparation : celui qu’il reçoit dans la mystique juive de la Kabbale : le tikkun ». Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans le détail de la mystique juive à laquelle il consacre de nombreuses pages en reprenant des sources expertes savantes et confirmées. Mais il est frappant de revoir avec lui l’œuvre d’Anselm Kiefer, pour qui « seuls les poèmes ont une réalité », et notamment ses immenses livres de feuilles épaisses de plomb, à la lumière de cette sédimentation feuilletée d’interprétations du monde toujours à refaire dans la lecture du Talmud. Nous ne savons pas ce qu’est le monde. Il nous demeura toujours énigmatique et c’est pourquoi on ne trouve pas dans la religion juive de corpus théologique clairement et facilement énonçable, résumable dans un Que sais-je ?, comme dans les deux autres monothéismes. 

Ce livre m’a donné beaucoup à réfléchir et je ne cacherai pas qu’il m’a bouleversé, tant il impose une vision incontournable du monde, qui se trouve opposée à l’engagement dans le monde qui est mien.

La réalité ou, comme on dit, « le monde », est faite de beaucoup de réalités diverses, contradictoires, sous tension, qui demeurent toujours insaisissables, émergentes, évanescentes, en lutte, en fragments. La théologie, la mystique, la phénoménologie, la physique, la poésie tentent d’y accéder, d’en rendre compte. Il est fondamental de le rappeler en un moment où l’humanité vise à s’en rendre maître et possesseur avec l’intelligence artificielle. Mais entre ce monde de replis, de couches d’ombres et de matières épaisses, de fulgurances poétiques, de malaises, de défaites, de blessures, de souffrances, de résistances dont Norbert Hillaire nous fait entrevoir les possibles réparations, et la prothèse instrumentale, machinique, que les programmateurs et les artistes du numérique nous imposent aujourd’hui, et dont il exposait les exploits dans son livre précédent avec Edmond Couchot, invoquant la programmation plutôt que la réparation, il y a béance, même lorsqu’il réintroduit dans l’art de la réparation quelques références à des artistes numériques, en fait trop sûrs de leurs créations. 

Où en sommes-nous ?

D’une part le monde ancien qui persiste et qu’il évoque cette fois, ce monde « trop humain » d’une épaisseur inépuisable. Norbert Hillaire aurait pu d’ailleurs consacrer beaucoup de pages supplémentaires à la psychanalyse, qui elle aussi prétend « réparer » les inconscients. C’est le monde qui nous domine, quoiqu’en ait dit la Bible et que prétende l’Anthropocène.

D’autre part le monde numérique, ce simulacre tout à notre main, sur lequel nous pouvons exercer une magie extensive, rendre compte de tous les recoins (qui n’y existent plus), et que l’intelligence artificielle secrète sans relâche aujourd’hui au point de nous y immerger et de nous faire perdre conscience de la vulnérabilité et de la résistance de notre condition humaine planétaire trop réelle. 

Ce monde sans ombre, ni repli, n’a que faire d’Anselm Kiefer. Et réciproquement. Son paradigme est celui de la gestion et d’un contrôle sans faille. Il n’a pas le droit à l’erreur. Nous le créons, mais il prétend désormais lui aussi nous dominer.

Ce qui est devenu pour moi l’enjeu majeur de ces deux mondes de densités opposées, le réel et le virtuel que Platon appelait jadis idéaliste, (cette opposition binaire n’est pas nouvelle, mais le numérique l’a renouvelée), ce n’est plus la matière de l’un, ni l’immatérialité de l’autre. Ce qui est l’urgence fondamentale commune à ces deux mondes, qui leur fait terriblement défaut et qu’il faut selon moi réparer de toute urgence, bien que ce ne soit pas ici le propos de Norbert Hillaire, c’est l’éthique. Une éthique devenue laïque et planétaire, qui devrait régenter ce multivers de deux mondes dans lesquels nous vivons désormais simultanément. 

Cette éthique planétaire devrait être idéalement, en amont de toute réparation, le respect fondamental de la nature et des droits universels de l’Homme. Seule la souffrance humaine a une réalité incontestable. Tout le reste peut être un fantasme ou une énigme : à la limite, peu m’importe. Elle est pour moi le seul absolu ontologique et il exige RÉPARATION maintenant. C’est pour cela que je ne suis pas un artiste du réel, mais de l’icône, de l’urgence et de la clameur. Du dialogue sur ma démarche que je vais assurément avoir bientôt avec Norbert Hillaire.

 

*-La diffusion de ce livre a subi l’effet pervers de la pandémie et mérite une très grande attention pour réparer la défaillance promotionnelle qui a pu le priver de beaucoup des lecteurs qu’il appelait.